L'ECOLE N'EST PAS UNE ENTREPRISE
de CHRISTIAN LAVAL

ou
QUAND L'EDUCATION DEVIENT UNE MARCHANDISE

Illustration de Titom,
mise à disposition selon la licence Creative Commons by-nc-nd 2.0 bes

L'école a changé de langue .Les mots n'y sont pas neutres :
« Droit au choix des familles, responsabilité individuelle, mérite, ouverture, management, passerelles, partenariat, itinéraires souples, pédagogie de projet, travail en équipe, équipe de direction, ouverture, stages en entreprise, compétences, séquence éducative, flux »tout ce pêle- mêle de mots ne sort pas d'une pensée incohérente, ils sont des concepts qui appartiennent à une vaste construction, une vaste entreprise de démolition du service public ; ils sont les indices de changements de valeurs, le secteur scolaire se marchandise.
L'enseignement scolaire n'échappe p as aux exigences du monde économique contemporain, mondial. L'école est appelée à se privatiser mais pour cela il faut qu'elle aille mal qu'on la dise obsolète, rigide. Beaucoup de responsables économiques estiment comme l'OCDE que "la mondialisation(…) rend obsolète l'institution implantée localement et ancrée dans une culture que l'on appelle « l'école »et en même temps qu'elle, l'enseignant" Elle est donc sommée de se moderniser .Et pour cela elle doit

afin de préparer des futurs travailleurs et consommateurs aux besoins des entreprises.

Rappelons nous aussi des métaphores animalières, préhistoriques,insultantes d'un Claude Allègre
« Il en va du corps social comme du vivant : plus un organisme est différencié mieux il s'adapte. Le dinosaure éducatif français n'est plus adapté au monde d'aujourd'hui. »

Former un travailleur flexible
En adaptant les structures

C'est la gauche qui va commencer en1981.Quand elle arrive au pouvoir l'heure a semblé sonner pour la grande réforme décentralisatrice. Alain Savary va s'appuyer sur un courant pédagogique progressiste né dans les années 1960-1970. Ce courant voulait changer les pratiques, casser les routines, tenir compte « des élèves tels qu'ils sont ». La conviction était alors que d'une plus grande diversité, d'une autonomie accrue devrait sortir plus d'égalité du seul fait de l'adaptation de la pédagogie aux besoins et aux différences sociales et culturelles des élèves. C'est l'époque de la rénovation des collège, avec le tutorat et les groupes de niveau ainsi que la création des ZEP. C'est encore au nom de ce principe de la diversité considérée comme la condition même de l'égalité qu'Alain Savary a assoupli la carte scolaire au début des années 1980 "les rigidités de la carte scolaire m'apparaissent en contradiction avec la nécessaire diversité du système éducatif. Les parents y voient une atteinte à la liberté puisqu'ils ne peuvent inscrire leurs enfants dans l'établissement de leur choix et d'autre part souvent une cause d'échec scolaire." Cette décentralisation lutte contre la rigidité et devrait devenir source de diversité, de souplesse laissant la place à l'innovation pédagogique luttant pour plus d'égalité. Comme on le sait mieux maintenant avec le recul dont nous disposons la voie du consumérisme était ainsi par avance justifiée.

Dès 1989, le puissant lobby patronal de la table ronde des industriels européens écrivait que « les pratiques administratives sont souvent trop rigides pour permettre aux établissements d'enseignement de s'adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires »

En France, au niveau des structures le plus grand changement c'est la loi d'orientation de 1989 qui organise le service public d'éducation comme décentralisé, transférant des compétences aux collectivités locales .L'Etat garde la définition des objectifs, des contenus, des masses budgétaires. En grande partie, il recrute, organise et forme  "les ressources humaines". Les collectivités locales investissent dans l'éducation. D'après une enquête de la Fédération des délégués départementaux de l'Education nationale le pourcentage du budget communal affecté aux dépenses d'éducation était très variable allant de7% (pour 1O% des communes) à 20% (pour 5% des communes).Elles sont alors logiquement poussées à ne plus se contenter d'être de simples bailleurs de fonds privés du contrôle des contenus et des résultats. Hubert Chardonnet, président du réseau français des villes éducatrices, disait en ce sens "Nous ne voulons plus être considérés comme des tiroirs – caisses, mais comme de véritables partenaires. Cela signifie participer à la définition des projets déterminer les objectifs, la méthode et les moyens, clarifier les compétences et les responsabilités de chacun dans le respect des programmes définis à l'échelon national." Des notions de « réseaux », de « partenariats surgissent. Les établissements obtiennent une plus grande autonomie dans les domaines financier, pédagogique, administratif.».

Les entreprises locales sont également sollicitées pour intervenir plus, qu'il s'agisse de formation professionnelle, de partenariat "culturel" ou parfois même d'actions de formation destinées aux enseignants sous la forme d'invitation à des colloques et des séminaires où ils retrouvent des cadres et des chefs d'entreprise, rencontres qui permettent de diffuser de nouvelles valeurs, des compétences et un lexique « moderne ». Les collectivités locales aiment à se présenter comme porteuses de modernisation .Par exemple, le Conseil général des Hauts-de Seine se définit volontiers comme "un laboratoire d'innovation éducative" Ces politiques territoriales conduisent à des « solutions » discutables comme celles qui consistent à recruter des « grands frères » des cités pour résoudre des problèmes de violence dans les lycées et collèges.

De nouvelles valeurs (le divers, la différence, l'individuel,le local) s'imposent. Elles peuvent correspondre à certaines aspirations légitimes mais elles sont souvent interprétées comme des moyens de mieux défendre ses propres intérêts, opposés aux intérêts d'une communauté de citoyens plus égaux .On s'éloigne des idéaux de gauche, des valeurs "d'universalité", "d'émancipation", "d'égalité".

On veut que l''établissement devienne "la cellule de base"  du système éducatif. Cette idée n'est pas récente(colloque d'Amiens 18 mars 1968) ! Le mot d'ordre est désormais la flexibilité. Souplesse, flexibilité au moment et aux conditions locales. La loi d'orientation de 1989 consacre la stratégie du projet d'établissement, cousin du projet d'entreprise. On parle du "manager éducatif"  La réorganisation du pouvoir fait appel officiellement à des « formes douces » de management qualifié de "participatif""coopératif"voire éducatif. Mais qu'en est-il vraiment ?

En redéfinissant le rôle des acteurs

On s'aperçoit que pour la presse, le monde des affaires et l'univers politique il faut un renforcement du pouvoir des chefs d'établissement, stratégie qui est apparue comme la manifestation la plus éclairante du libéralisme bureaucratique. L'Expansion, à propos des réformes de Tony Blair dans l'éducation voulait ainsi retenir trois idées pour la France : "les parents traités comme des consommateurs ; des sanctions efficaces contre les mauvis professeurs pouvant aller jusqu'au licenciement ; des proviseurs considérés comme l'élément clé de la réussite d'un établissement."

Les choix de la loi d'orientation de 1989 ont redéfini les responsabilités nouvelles du chef d'établissement. Il va devenir un « gestionnaire » qui aura par sa formation à suivre le modèle de l'entreprise privée. Il s'agit de le « professionnaliser » en le dotant d'une "identité forte". La multiplication des partenariats, l'importance des négociations avec les entreprises locales et avec les collectivités locales sont des facteurs qui poussent le chef d'établissement à se prendre pour un « vrai patron ». Il est aussi un "généraliste" qui doit superviser le "champ éducatif et pédagogique". La loi d'orientation de 1989 mettant « l'élève au centre du système éducatif » lui a donné plus de légitimité encore pour coordonner les projet d'établissement et les activités pédagogiques. Beaucoup de chefs d'établissement réclament d'être "les seuls maîtres à bord".La nouvelle idéologie qui voit en les chefs d'établissement les porteurs du changement pédagogique va avoir tendance à juger les enseignants d' "archaïques" dans leur fidélité à la culture et aux savoirs .Ils sont suspectés d'opposer une résistance à une transformation nécessaire.(voir les critères de l'Expansion cités plus haut et les propos de Claude Allègre). On assiste aujourd'hui à la mise en question des deux lignes d'évaluations parallèles, la note pédagogique et la note administrative. .L'inspection générale et les inspecteurs pédagogiques voient leur pouvoir et leur indépendance réduits. Ils sont de plus en plus dépendants de recteurs et tenus d'appliquer sans grande marge de manœuvre une politique définie au niveau central.
La dualité des ordres pédagogiques et administratifs qui était, dans une certaine mesure une garantie d'autonomie du métier d'enseignant est de plus en plus mise en cause.

En adaptant les contenus

Il faut que l'école passe d'une logique de connaissances à une logique de compétences. Le patronat tient désormais un discours de défiance à l'égard du titre scolaire .Le diplôme bloque la mobilité et la mise à jour constante des savoir-faire, gêne l'évaluation et la récompense des résultats effectifs. On retrouve des compétences telles que la gestion des ressources, le travail en équipe, l'acquisition et l'utilisation de l'information, l'usage des différentes sortes de technologie. Si réfléchir est une compétence importante c'est pour « mieux résoudre les problèmes ». Ce n'est pas que les savoirs soient supprimés, c'est qu'on tend à ne plus voir en eux que des outils ou des stocks de connaissances opératoires mobilisables pour résoudre un problème. Cette méthode qui consiste à analyser jusqu'au détail les contenus de l'enseignement et à les traduire en "savoir-faire" et en compétences participe d'une standardisation pédagogique que l'on suppose source d'efficacité.Cette logique/compétence donne la priorité aux qualités directement utiles de la personnalité employable plutôt qu à des connaissances appropriées mais qui ne seraient pas necessairement immédiatement utiles économiquement.
Cette flexibilité découverte dans les contenus via l'évaluation se retrouve également dans le cursus. Les travailleurs sont amenés à évoluer dans un environnement qui change toujours. La complexité croissante des techniques rend la formation plus importante que jamais. Comment résoudre ce dilemme. ? Par « l'apprentissage tout au long de la vie, du berceau à la tombe » Il faut que le travailleur puisse continuer à apprendre ce qui lui sera utile professionnellement. L'école devra lui donner des outils suffisants pour qu'il ait une autonomie nécessaire pour une auto formation permanente, un auto -apprentissage. D'où l'objectif assigné aux enseignants "apprendre à apprendre." L'école n'a plus à éduquer, instruire, former à la pensée juste mais elle doit apprendre à collecter sélectionner, traiter, mémoriser des informations .La technologie dicterait plus profondément des façons de « penser » qui s'identifieraient plus que jamais à un « faire » et à un « communiquer » L'enseignant est là pour motiver,guider, évaluer.

Et si son évaluation n'est pas claire,efficace transparente, il pourra être efficacement sanctionné (revoir les trois lignes de fond de la politique de Tony Blair, soulignée dans l'Expansion. Pourquoi pas la chasse aux sorcières ? Pourquoi ne pas aller jusqu'au licenciement ?

Le chef d'établissement aura son rôle à jouer .Lui, "le grand mobilisateur des énergies" se veut le "manager pédagogue" et même le « premier pédagogue de l'établissement » Souvent, les proviseurs insistent sur ce qui se manifeste à l'extérieur, sur ce qui se mesure, s'évalue : les progressions chiffrées, les mises en graphiques, les saisies de notes informatiques, les organisations de journées à thèmes spécifiques tels que racisme, santé, emploi. Pour mener à bien leur mission, ils valoriseront eux aussi les compétences mais celles-ci seront appelées « transversales », « comportementales ».On entend par là :être capable de travailler en groupe c'est à dire négocier, être capable de s'informer (repérer, trier, restituer des informations) par exemple. Toutes ces compétences bien rôdées développent avant tout des savoirs-faire facilement observables, évaluables et surtout immédiatement rentables. Cependant des conflits pourront naître avec des enseignants résistants qui eux veulent s'appuyer sur des savoirs plus savants.

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FORMER UN CONSOMMATEUR
UN GRAND MARCHE

L'école doit aussi former des consommateurs. La création de nouveaux marchés de masse, liés aux technologies modernes, exige que les clients aient acquis les compétences nécessaires. Ainsi en octobre 1996, la Commission européenne a lancé son plan d'action. Il faut que tous les jeunes découvrent l'utilisation des ordinateurs à l'école. Elle est claire et explique "Le marché européen des TICE demeure trop étroit, trop fragmenté, et le nombre, encore trop faible, des utilisateurs et des créateurs pénalise notre industrie…C'est pourquoi il était indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l'aider et le stimuler. C'est l'objectif du plan d'action. »(Bruxelles le30/10/2OOO)
L'entrée des marques dans les écoles est un autre signe de cette volonté d'utiliser l'enseignement pour soutenir les marchés .En octobre 1998,, la Commission européenne diffusait un rapport sur le « marketing à l'école » : les auteurs ventaient  "les avantages matériels et pédagogiques" de ces pratiques. Il ne nous reste qu'a suivre le modèle américain qui prend quatre formes distinctes

Illustration de Titom,
mise à disposition selon la licence Creative Commons by-nc-nd 2.0 bes

En France, le Front Populaire avait mis les choses au point par la loi du 19 novembre1936 qui interdisait la publicité à l'école .L'école française est sur ce point "en retard",cela est vraisemblablement du à la philosophie laïque qui règne dans l'école. On note cependant de plus en plus de dérapages (marque de dentifrice, animation au cours des repas, mallettes pédagogiques sur l'euro, une vidéo sur les banques)
Un autre aspect de la privatisation de l'enseignement tient à l'essor de la « deuxième école », de « l'éducation de l'ombre », celle des petits cours et du tutorat. Par exemple au Japon, 70% des élèves de l'école moyenne ont reçu une aide scolaire privée. En France, une entreprise de cours particuliers comme Acadomia réalise 1 million d'heures de cours à domicile sans compter les stages et soutiens de toute nature. Elle est la première sur le marché en croissance avec 52 agences, 15000 enseignants et 50000 élèves.
L'école est perçue comme un grand marché du XXI siècle. Les dépenses mondiales d'éducations représente la coquette somme de 2000 milliards de dollars. Le marché est d'autant plus attractif qu'au niveau de l'OCDE les dépenses d'enseignement sont dores et déjà aussi importantes en volumes que celles que capte une industrie de masse comme l'automobile. Daniel Rallet donne les chiffres suivants : "Les dépenses publiques d'éducation représentent environ 5% du PNB des pays développés et 4% de celui des pays en développement" Depuis 1950, les effectifs scolaires dans le monde ont augmenté deux fois plus vite que la population mondiale, passant de 250 millions d'élèves et d'étudiants à 1,2 milliards à la fin des années 1990. Le développement de la demande de formation tout au long de la vie favorise l'émergence d'un marché de l'enseignement. Un autre puissant catalyseur du marché mondial de l'enseignement est le développement d'Internet selon la banque d'affaires Merril Lynch, le marché de l'enseignement « en ligne » est passé de 9,4 milliards de dollars en 2OOO à 54 milliards fin 2002. L'OMC et la Banque mondiale oeuvrent activement à cette libéralisation notamment à travers l'AGCS.

QUE FAIRE POUR QUE CELA CHANGE ?

La crise que connaît l'éducation est une crise de légitimité de la culture quand celle-ci tend à se réduire à des impératifs d'utilité sociale et de rentabilité économique. Ce sont donc les préceptes et les pratiques du néo libéralisme qu'il faut combattre. Le terrain est un champ de batailles. Elles ont déjà commencé, en 2003, les enseignants, les chercheurs, les intermittents ont démarré le combat.
En France, le discours libéral passe encore mal .Les acteurs de l'école comme les enseignants, les parents les chefs d'établissement ne sont pas pleinement conscients des politiques qu'ils font, qu'ils réclament. Il peuvent être crédités parfois de bonne volonté dans le cadre du service public lorsqu'ils oeuvrent pour la "modernisation". Ils ne prennent pas vraiment conscience dans la langue de communication, des relations parents/élèves/professeurs et de cet aboutissement vers une "culture d'entreprise" où le champ éducatif est de plus en plus perçu comme un lieu de consommation, comme un lieu marchand.
En tant qu'acteur du système éducatif, en tant que citoyen tout court, nous devons refuser la posture fataliste "nous n'y pouvons rien". L'école publique a une vocation d'édifier une « communauté de citoyens » grâce à la transmission intergénérationnelle de connaissances. Il s'agit d'une culture du passage. L'école publique se définit par sa dimension collective. Il s'agit d'inscrire les jeunes dans une histoire morale et politique,d'où l'importance des enseignements d'histoire, géographie, philosophie. Il nous faut refuser la logique individualiste où l'action éducative consiste à accumuler des compétences rentables pour optimiser son capital humain. Tout cela pour obtenir des revenus plus élevés

Pour rendre à l'action collective son efficacité il nous faut refuser la dépolitisation de l'école. La vision politique de celle-ci s'est perdue dans les faux chemins du pédagogisme, c'est-à-dire que l'école se percevait comme son propre recours . Selon cette conception idéologique les solutions, ses solutions se trouvaient en elle . Aujourd'hui, il nous faut, c'est urgent, dénoncer les pratiques managériales, en les expliquant, en les demystifiant.
Beaucoup d'acteurs de terrain comme les enseignants voient pointer les dangers mais pensent trop souvent que nous n'en sommes qu'au tout début du processus .C'est une erreu ,il n'y a qu'à regarder la bibliographie proposée : tout a été pensé .Les Etats-Unis, la Grande Bretagne,l 'Italie sont les modèles à suivre, A toi de choisir camarade ! Berlusconi avec sa version du savoir de base Les trois « I » dans sa langue traduits pour nous par les trois mots Anglais, Internet, Entreprise. Ou Jaurès s'adressant aux instituteurs "Quiconque ne rattache pas le problème scolaire ou plutôt le problème de l'éducation à l'ensemble du problème social se condamne à des efforts et à des rêves stériles" (30 septembre 1906).

Mère Courage
qui s'est profondément « inspirée de deux articles de Nico Hirtt sur le thème de "quand l'éducation devient une marchandise",.d'un résumé dune soirée débat autour du livre de Christian Laval. Et surtout du livre de ce dernier L'école n'est pas une entreprise,ou Le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public (La Découverte/Poche)

Bibliographie(références) :