Mai 68, la philosophie est dans la rue
(Vincent Cespedes, Edition Larousse, collection « philosopher »)

(Notes de lecture)

Vincent Cespedes, philosophe, a écrit plusieurs essais sur des questions contemporaines comme la téléréalité (I loft you) ou les banlieues (La cerise sur le béton) Il nous livre ici une réflexion originale sur Mai 68 dont la thèse principale est que Mai 68 fut moins une révolution qu'un moment philosophique inaugurant à la fois une nouvelle vision du monde et une nouvelle façon de philosopher.

Henri Lefebvre, Pygmalion de Mai

La première partie du livre est un essai sur l'influence qu'eut Henri Lefebvre, alors professeur de sociologie à l'Université de Nanterre (où il a Cohn-Bendit comme étudiant) sur les évènements de Mai. Rappelons qu'Henri Lefebvre est un marxiste non dogmatique, ni orthodoxe, ni stalinien, membre du PCF dès 1928 mais exclu du parti en 1958 pour déviationnisme. Il est l'auteur du « Que sais-je ? » sur le marxisme. Dès 1925 il théorise l'idée selon laquelle la lutte politique ne suffit pas et qu'elle doit se doubler d'une insurrection philosophique et esthétique (il fréquente les poètes d'avant-garde comme André Breton et Tristan Tzara) fait l'éloge du philosophe-artiste (le surhomme nietzschéen) qui crée ses propres valeurs. Il est lecteur de Wilhelm Reich et de Charles Fourier et axe son cours de l'année universitaire 1966-1967 sur « sexualité et société » Il faut rappeler qu'un des éléments déclencheurs de Mai 68 fut la revendication des résidents de la Cité Universitaire de circuler librement dans les bâtiments des filles.

Mai 68 apparaît comme un double scandale : la société de consommation convoitée par les prolétaires est violemment dénoncée (premier scandale) par les enfants des classes favorisées (deuxième scandale) Or Henri Lefebvre critique bien l'expression « société de consommation » et ceci pour trois raisons : d'abord elle est mystificatrice puisqu'elle dissimule « le fait que des groupes entiers sont exclus de la consommation ». Ensuite parce qu'elle repose sur un conditionnement du consommateur qui croit illusoirement être libre de désirer consommer. Enfin parce qu'elle réduit le social à la consommation, efface le social au profit d'un individualisme mercantile.
Dès 1967, Henri Lefebvre définit la société dans laquelle nous vivons comme une « société bureaucratique de consommation dirigée » La consommation est dirigée car le consommateur est manipulé. Il ne désire plus mais obéit aux ordres de la publicité. La société est bureaucratique : Henri Lefebvre oppose la parole (libératrice) au discours des experts. La bureaucratie prolifère y compris chez ceux qui prétendent la combattre : syndicats de gauche, partis politiques « révolutionnaires ». Ces thèmes sont ceux de 68.

Les « combattants » de Mai-68 se divisent en deux camps :

Henri Lefebvre résume ainsi sa finalité : « Changer le monde au lieu de l'interpréter : ce n'est pas seulement changer le monde extérieur, c'est surtout changer la quotidienneté ».
Il s'agit donc de « changer la vie », ce qui a pour Henri Lefebvre une portée des plus sociales : réhumaniser un quotidien mécanisé, le recréer en y introduisant du possible. Pour cela il faut deux types d'action :

Si la subversion seule est stérile la révolution non subversive ne fait que remplacer une bureaucratie par une autre. Il faut donc une révolution totale qui change les émotions et la pensée et fait retrouver son « âme » à la France. Ce projet est philosophique.

Les accords de Grenelle sont ressentis aux quatre coins du pays comme une trahison de tradition bourgeoise qui traduit « changer la vie » par « plus de sous ». La révolution n'a pas eu lieu car subversion et révolution n'ont pas réussi à faire jonction. Les révolutionnaires suivent un programme politico-économique et les subversifs esquissent un programme philosophique qu'on peut ainsi résumer « tout cela tout simplement pour que l'homme puisse devenir lui-même » La révolution n'a pas philosophé craignant de perdre le contact avec la réalité et la subversion ne s'est pas assez politisée par peur de la récupération.

Alors Mai 68 est-il un échec ? S'il n'avait été que politique, certainement ! Mais il ne l'est pas. Contrairement à une politique, une philosophie n'échoue pas. Elle ne perd, ni ne gagne mais féconde. Mai désacralise les pratiques et symboles du pouvoir, prône l'autogestion. L'altermondialisme prolonge Mai 68 : un autre monde est possible. Mai 68 montre qu'il revient aux gens (et non aux spécialistes) de s'intéresser à la politique c'est-à-dire à leur quotidien, que les luttes doivent remettre en cause l'organisation capitaliste du travail, le principe d'autorité, l'ordre hiérarchique dans tous les domaines.

Ainsi la révolution de Mai n'est ni politique, ni culturelle mais philosophique. Dés-ordre, dé-règlement, dès-institutionalisation, dés-être, elle est révolution héraclitéenne contre Parménide et sa foi rigide et disciplinaire. « Le combat (Polémos) est père de toute chose » dit Héraclite. Polémos signifie guerre mais aussi confrontation, polémique. Mai 68 est un grand Polémos. Mai 68 est l'expérience individuelle et sociale de la fluidité des « moments » (concept d'Henri Lefebvre). Les moments traditionnels qui normalisent le quotidien sont suspendus au profit du moment du dialogue, de l'affrontement, de la fête, de l'amour charnel… On construit sa vie comme une œuvre.
Henri Lefebvre assigne à la philosophie le rôle de remettre en question le quotidien « Etre aliéné, ce n'est pas devenir autre. C'est se voir et se trouver ramené en arrière, bloqué, empêché d'aller vers le possible (l'autre de la différence) » Henri Lefebvre veut une collaboration de l'imagination et de la création, de l'idéologie et de l'action. L'imagination doit devenir une expérience sociale et non une vue de l'esprit.
Henri Lefebvre théorise la notion de résidu : « Chaque activité qui s'autonomise tend à se constituer en système, en « monde ». De ce fait, celui-ci constitue, expulse, désigne un « résidu » ». L'amour, par exemple, est le résidu de l'ordre moral car l'ordre moral rejette l'amour pour se constituer en système stable. Mais le résidu n'est-il pas « ce qu'il y a de plus précieux ? » Dans Métaphilosophie, Henri Lefebvre dresse la liste des résidus : La vitalité naturelle, charnelle résidu de la religion, la vie privée, résidu de l'Etat, l'individuel, résidu de la bureaucratie, le drame résidu des mathématiques et de la mesure, l'imaginaire résidu de la technique, la parole résidu du discours etc. Or ces résidus, c'est 68 !
Trois ans avant 68 Henri Lefebvre dévoile son plan aux étudiants : « nous terminerons par la décision fondatrice d'une action, d'une stratégie : le rassemblement des « résidus », leur coalition pour créer poétiquement dans la praxis, un univers plus réel et plus vrai (plus universel) que le monde des puissances spécialisées »
Mai 68 est donc, nous dit Vincent Cespedes, « Depuis 1789, la plus grande réalisation de la philosophie »

Journal perplexe de Mai

La deuxième partie du livre se veut un « journal perplexe de Mai » où Vincent Cespedes rappelle la chronologie (très complète) des évènements et de l'année 68, mais dans le but de susciter un étonnement c'est-à-dire de poser des questions. Il convoque les témoignages des acteurs des évènements et notamment celui du Préfet de police Grimaud qui réussit à éviter le carnage et celui de Jacques Foccart, comploteur gaulliste.

Le clash désobéissant

La troisième partie du livre revient sur l'aspect philosophique de Mai 68 conceptualise le « clash » qui serait au cœur de 68.
La liberté est au cœur de Mai 68 : les rapports de domination n'ont rien de naturel. Mais nous l'avons dit ce qui est au cœur de Mai selon Vincent Cespedes est le Polémos, terme grec qu'il propose de traduire par « clash ». Le clash est confrontation c'est-à-dire à a fois comparaison de thèses ou de personnes et mise en présence d'un problème auquel on doit faire face. Le clash remet en question ce qui va de soi, oblige à répondre par un jugement critique. Confrontation subite et émotionnelle, sa soudaineté surprend, déstabilise. Etre clashé, c'est être délogé de ses préjugés, sommé de répondre à la rébellion questionneuse. Le clashé doit répondre et le clasheur est alors lui-même clashé. Clasher signifie « prendre conscience » (pour le clasheur) et « faire prendre conscience » (pour le clashé). Mai nous révèle la fécondité de toute désacralisation. Notre société ne tolère pas le clash parce qu'il pose la question du sens et donc le risque de la juger insensée.
On ne clashe pas quelqu'un mais quelque chose. L'obéissance demande « comment ? » et la désobéissance « pourquoi ? »
Les philosophes ont toujours clashé : Diogène clashe les conventions sociales et Alexandre le Grand, D'Holbach clashe le christianisme, Fourier l'exclusivisme amoureux, Proudhon la propriété, Nietzsche la morale, Lefebvre le marxisme etc. En 1964 Sartre clashe le prix Nobel ainsi que les crimes contre l'humanité au Vietnam lors du tribunal Russel. Mais s'il n'invente pas le clash, Mai en est sans doute le premier « marathon ».
Suit tout un chapitre où Vincent Cespedes dénonce l'orthographe comme aliénation. Il montre qu'il s'agit là d'une confiscation de l'écrit par les élites. L'orthographe a ses agents de contrôle (les académiciens mais aussi nous tous, fanatiques de la norme). Alors que le français a évolué avec une grande liberté jusqu'au XVII° siècle, les grammairiens imposent ensuite l'usage de la Cour. Montaigne écrit « connaître » de huit façons différentes, Voltaire écrit « filosofe », « phisionomie », « panchans » (ses œuvres seront…corrigées). C'est en 1832 que le gouvernement rend obligatoire une orthographe unique, ne tenant pas compte des fluctuations de la langue usuelle. La loi sur l'enseignement laïc standardise l'enseignement du français.
Historiquement existent trois explosions de fautes d'orthographe :

Bref, chaque fois que les Français s'en emparent vraiment, ils assouplissent l'orthographe à grands coups de « fautes »

Depuis Mai 68, a été renversée la verticalité unilatérale adultes-enfants. Mais une société démocratique est une société réflexive qui discute ses choix et doit donc donner le pouvoir du clash aux citoyens. La réaction anti-Mai vise à dépolitiser le peuple. Quand la jeunesse ne peut plus clasher pacifiquement le système, sa haine risque de se retourner contre ses symboles non plus par idéologie mais par vengeance : on incendie voitures, écoles, bibliothèques. A défaut de clasher son propre univers, on le crame et soi-même avec.
Autodérision = clasher directement son Moi.

Alors que Reich pense que les foules ont « peur de la responsabilité et peur de la liberté », Mai 68 vise à « désimprégner » les individus de l'autoritarisme.
Qui est autorisé à me dire « tu dois » ? Sur quoi se fonde son autorité ? Dois-je « désobéir d'abord » pour le savoir ? Réponse de Mai : je dois clasher, prendre le risque de la désobéissance, non par effronterie gratuite mais pour sonder la raison d'être de la courbure d'échine irréfléchie. La désobéissance elle-même peut devenir norme-réflexe : il faut aussi la questionner, lui résister « Pas de fétichisme de l'interdit, pas de conformisme du non-conformisme ! » dit Henri Lefebvre. Non désobéir pour désobéir (anarchisme primaire), ni désobéir pour inverser la relation de pouvoir (crise de leadership), mais désobéir pour interroger le pouvoir, confirmer à nouveau son fondement, sa légitimité. « Désobéir d'abord » pour obéit librement : désobéir avant d'adhérer ou non. N'accepter aucune autorité comme allant de soi : leur demander de prouver leur légitimité.

Mai 68 est une catastrophe pour la bourgeoisie, non pas politique (elle garde le pouvoir) mais philosophique. Notre démocratie veut ignorer qu'il ne faut surtout pas mettre au pouvoir des gens de pouvoir mais des représentants qui n'en ont cure. Le mélange de Mai a ses fossoyeurs. Leur mission : enterrer les « possibles entrevus ». Montée du fascisme dans la France du début des années 90. Tout ce qui énerve à la TV participe de l'anti-Mai. « Si les jeux télévisés les plus idiots ont autant de succès, c'est parce qu'ils expriment adéquatement la situation d'entreprise » (Gilles Deleuze) Reality show : vider son sac sur l'autre et non viser les structures avec l'autre. Comment se faire bien voir du chef, sans une once de subversion et en flinguant ses rivaux. Résultat : des jeunes qui savent se démolir et se confesser, se mettre en valeur et s'engueuler mais qui n'osent plus clasher c'est-à-dire remettre en question non le talent d'autrui mais les règles du jeu et le jeu lui-même.

On a trop souvent réduit Mai à la fameuse libération sexuelle. Or le mouvement Flower Power précède Mai et c'est en 1967 que la France autorise pilule et contraception.
Selon Reich, le refoulement social de la sexualité soutient les institutions réactionnaires grâce à l'angoisse sexuelle et au sentiment de culpabilité sexuelle ancré dans les masses exploitées. C'est cette répression sexuelle là que Mai va clasher. Pornographie et prostitution participent de l'ant-Mai. Il s'agit de clasher l'amour institutionnalisé : rôles sexuels, famille patriarcale, non-dits. Mai insiste sur la nature politique de la sexualité (le sexe n'est pas une marchandise et l'être aimé n'est pas une propriété) Tout est politique, y compris l'intime. Tout est donc transformable. La famille institutionnelle balayée, chacun choisira librement ses relations privilégiées mais il n'est nulle part question de s'aimer en communauté. « Si vous ne produisez pas vous-mêmes votre sexualité par votre parole consciente, elle sera le jouet des mirages animés que produit la société pour fasciner les révolutionnaires. La sexualité du silence, de l'allusion et du mensonge, est dominée par l'image, et si vous avez une chance de devenir maîtres de vos PAROLES, vous ne pouvez RIEN contre les images. »

L'originalité de Mai est de n'avoir jamais cherché à justifier la violence. L'ennemi ne doit pas être maudit mais provoqué.

Cette inspiration connaît pourtant une limite : sa trop radicale nouveauté. Comment la mener ? On flirte avec la révolution sociale à partir du 23 mai. Ces formes trahissent l'inspiration de Mai, rabattent le clash (érotico-philosophique) sur de la revendication (politico-syndicale) D'amoureux on se mue en soldats. On perd de vue le clash amoureux, on pense de moins en moins à l'amour et de plus en plus à la guerre. Sa philosophie n'invente plus mais se cherche des dogmes. La dévotion aux « prolos » et à leur fonction salvatrice se répand parmi les étudiants non politisés.

Epilogue

Le livre se termine par un épilogue qui vise à montrer en quoi Mai 68 est révolution de la philosophie.
Avec Mai philosopher n'est plus seulement produire des concepts mais être en acte, agir.
La philosophie-savoir peut remplacer la religion. Elle fait penser, parler mais non clasher. Avec Mai émerger la philosophie-expérience. Il ne s'agit plus de chercher la vérité mais la liberté.
Mai-68 est « un devenir faisant irruption dans l'histoire ». Pour l'histoire le temps explique, pour le devenir il improvise. Se désaliéner c'est sortir des rôles narratifs préconçus et s'abandonner au devenir c'est-à-dire à l'inconnu. La liberté est le thème central de 68. Deux sortes de gens : les révolutionnaires qui évoluent dans le présent du devenir. Les révolutionnés qui s'amarrent à l'histoire, au devenu. Le but de Mai n'est pas demain mais maintenant, pas l'avoir mais l'être, pas le promettre mais le philosopher.
Mai désaliène dans la mesure où il permet un recul critique vis-à-vis du grand récit qui fonde notre identité. Nous n'y croyons plus « dur comme fer » : nous en jouons. Tuer Mai c'est redonner aux narrations des communicants la puissance addictive des drogues dures. Tuer Mai c'est tuer le possible, mettre l'utopie hors-champ, fonder tout ce qui a besoin d'une histoire pour être cru ; tout ce qui a besoin d'un sens unique pour s'imposer. La famille (grand récit des psychanalystes), la société (grand récit des sociologues), la religion (grand récit des clercs), la patrie (grand récit des xénophobes), la civilisation (grand récit de l'Occident), l'identité (grand récit de tout un chacun), etc.
Il s'agit de faire vivre et de faire philosopher – d'improviser. De même que la philosophie du grand récit est philosophie-savoir, et celle de Mai philosophie-expérience, de même le temps du grand récit est celui du spectacle, et le temps de Mai, celui du jeu.
Si la jeunesse vivante est à portée d'enfance, devenir un vieux vivant, en revanche, est l'œuvre de toute une vie. Et puisque la vie est courte, si courte, ce projet mérite d'être amorcé le plus tôt possible.

Rosa L.

Vincent Cespedes, Mai 68, La philosophie est dans la rue ! 2008, Edition Larousse, Collection "Philosopher"