Le novlangue ou comment le vocabulaire néo-libéral nous manipule .

Plan :

Introduction (Rosa L)
Annexe 1 : quelques textes (Rosa L)
Le novlang néolibéral (Pierre Convenant)
Annexes 2 (Pierre Convenant)

« Novlangue » est un mot inventé par Georges Orwell dans « 1984 », roman de contre-utopie qui présente une société du futur (le roman est écrit dans les années 50) caractérisée par un ultra totalitarisme, un totalitarisme qui vise à la perfection en tant que totalitarisme, un totalitarisme achevé. L'un des instruments de ce pouvoir tout puissant (mais il y en a d'autres) est d'inventer une langue (« novlangue ») qui interdise toute liberté de penser.
C'est dire que le langage n'est donc pas neutre mais porteur d'une façon de voir le monde. C'est ce que je me propose de démontrer dans cette introduction avant de laisser mon partenaire montrer par des exemples concrets comment le néolibéralisme a aussi sa novlangue qui vise à nous faire penser d'une certaine façon (celle qui l'arrange).
Le problème philosophique sous-jacent est un classique de l'histoire de la philosophie : qu'est-ce qui est premier, le langage ou la pensée ? Il ne s'agit pas d'une question neutre :

Examinons les arguments de la première thèse. Descartes rappelle que certains animaux sont doués d'organes permettant la phonation (le perroquet par exemple) et n'arrivent pourtant pas à penser alors qu'inversement certains hommes, privés de ces organes (les muets) pensent tout à fait correctement. N'y a-t-il pas cependant ici une confusion entre la parole et la voix. Le perroquet a une voix, effectivement, ce qui lui permet d'articuler des sons mais non une parole, capacité à communiquer intentionnellement. Le sourd-muet, lui, a un langage (gestuel) et ne penserait pas sans lui. Un contre-exemple nous est d'ailleurs fourni par l'exemple des enfants qui naissent à la fois sourds (et donc muets) et aveugles. Autrefois on n'arrivait pas à communiquer avec ces enfants qui demeuraient des arriérés mentaux profonds. Aujourd'hui que nous avons possibilité d'interagir par un langage tactile avec ces enfants on les voit se développer correctement comme en témoigne l'histoire célèbre de la jeune Helen Keller qui, affligée de ce double handicap, est devenue écrivain. Le langage est bien indispensable au développement de la pensée à condition de bien voir qu'un langage n'est pas nécessairement oral. Notre pensée a besoin d'un support de communication pour se développer.
La seconde thèse s'appuie sur un argument décisif. On peut montrer que selon la langue que l'on parle, notre vision du monde est différente. C'est ce que prouvent notamment les travaux du linguiste Whorf consacrés à la langue des hopis. Les hopis sont un peuple amérindien dont la caractéristique est d'avoir une langue dont la structure est assez radicalement différente de celle de nos langues indo-européennes. Pour donner seulement deux exemples, la langue hopi ignore d'abord les temps verbaux. Impossible de conjuguer un verbe en hopi au présent, au futur et au passé. Or les hopis ignorent la notion de temps et n'ont d'ailleurs pas même un mot pour le désigner. Deuxièmement la langue hopi contient beaucoup plus de verbes que la nôtre et moins de substantif. Or si nous tendons à voir le monde comme un ensemble d'êtres, de choses, de personnes situés dans l'espace et effectuant éventuellement des actions, le hopi a une vision beaucoup plus dynamique d'un réel qu'il considère comme un ensemble d'actions ne nécessitant d'ailleurs pas toujours un sujet actif. Une phrase comme « la lumière luit » est intraduisible en hopi. On traduirait par un équivalent de « luit » (verbe sans sujet) le hopi reconnaissant un acte qui ne nécessite nullement un être le produisant. On pourrait aussi donner des exemples sur la différence de perception des couleurs selon la langue parlée. Il est donc clair que la langue induit une manière de penser. « Vouloir penser sans les mots est une tentative insensée » écrira Hegel. De fait nous pensons bien toujours dans une langue. Précisons quand même que ce que nous appelons « pensée » est une activité élaborée, consciente, raisonnée, qui ne se résume pas à quelques émotions vagues. Qu'on puisse éprouver certains états affectifs sans passer par le langage, sans nul doute, mais ce n'est pas encore ce que le philosophe appelle « penser ».

Annexes

Pour terminer, et avant de laisser la plume à mon partenaire, voici en annexes quelques textes de référence :

Annexe 1

D'abord quelques extraits de la postface de « 1984 » d'Orwell où l'auteur précise ce qu'est le « novlangue » :

« Le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politiques et intellectuelles n'existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n'avaient donc nécessairement pas de nom. En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n'était pas orthodoxe, l'appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but. » (Edition Folio, p.422-423)
« D'innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d'exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.
Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d'égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d'objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu'on demandait aux membres du Parti, c'était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient – et ne savaient pas grand-chose d'autre – que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux » » (ibid., p. 429-430)
« Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu'elle était non orthodoxe. Au-delà de point, les mots n'existaient pas » (ibid., p. 431)
« Une personne dont l'éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal, ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n'aurait jamais entendu parler d'échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d'erreurs qu'il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu'ils n'avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables. » (ibid. p. 436-437)

Annexe 2

Quelques textes philosophiques :

« Il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions; et il n'y a point d'homme imparfait, qu'il n'en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument, pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient. »

DESCARTES

« Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée: sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré... Il faut donc parler pour avoir des idées générales; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. »

ROUSSEAU

« Nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable...Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement; car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. »

HEGEL

Annexe 3

Un film récent, La question humaine, film de Nicolas Klotz tiré du roman de François Emmanuel, montre, sans bien sûr confondre les deux, qu'il y a des analogies entre le langage des « ressources humaines » et le langage qui fut utilisé pour rendre plus efficace « la solution finale » Dans les deux cas, le but est d'éliminer du langage la question humaine au profit d'un langage purement techniciste. Dans le film, Mathieu Amalric joue le rôle d'un psychologue attaché au département des « ressources humaines » qui doit faire une enquête confidentielle sur son PDG. Il reçoit des lettres anonymes de quelqu'un qui fut licencié lors d'une restructuration. Je livre ici trois extraits du livre :

Le premier est un extrait de lettre anonyme (p. 71) :

« Ne pas entendre
Ne pas voir
Se laver à l'infini de la souillure humaine
Prononcer des mots propres
Qui ne tachent pas
Evacuation (Assiedlung)
Restructuration (Umstrukturierung)
Reinstallation (Umsieldung)
Reconversion (Umstellung)
Délocalisation (Delokalisierung)
Sélection (Selektion)
Evacuation (Evakuierung)
Licenciement technique (technishe Entlassung)
Solution finale de la question (Endlösung der Frage)
La machine de mort est en marche »

Le second est un exemple de novlangue du travail auquel je restitue la ponctuation (p. 82-83) :

« Il semble que l'on obtienne des résultats satisfaisants lorsque les tests sont utilisés en fonction des conduites observées dans chaque circonstance mais cela implique une détection des variables pertinentes à partir de la seule étude clinique des situations concrètes de travail et l'élaboration d'instruments spécifiques plutôt que le recours à des outils standards. Tout élément impropre au travail sera traité en conséquence au vu des seuls critères objectifs comme on traite un membre malade. On gardera en mémoire les items 1) d'âge 2) d'absentéisme 3) d'adaptabilité selon l'axe compétence / convertibilité sans omettre les cotes d'évaluation régulièrement mises à jour. Il faut avoir à l'esprit que les personnes déficientes sont susceptibles de transmettre le préjudice à ceux qui leur succèdent. Les performances finales seront évaluées selon une note globale combinant l'ensemble des facteurs et sélectionnant les prédicteurs selon leur lien à la fonction professionnelle visée. Diverses procédures de classification a priori ou a posteriori ont permis d'isoler des groupes d'individus homogènes où les prédicteurs biographiques se sont révélés particulièrement utiles »

Le troisième est un texte technique daté du 5 juin 1942. Il concerne les modifications techniques à apporter aux camions spéciaux en service à Kulmhof et Chelmno dans lesquels les nazis ont gazé d'abord des enfants arriérés puis des juifs (p. 63) Attention ! lecture éprouvante :

« Depuis décembre 1941, quatre-vingt-dix-sept mille ont été traités (verarbeit) de façon exemplaire avec trois voitures dont le fonctionnement n'a révélé aucun défaut. L'explosion qui a eu lieu à Kulmhof doit être considérée comme un cas isolé. C'est dû à une erreur de manipulation. Des instructions spéciales ont été adressées aux services intéressés pour éviter de tels accidents. Ces instructions (Anveisungen) ont considérablement augmenté le degré de sécurité (…)

  1. Afin de rendre possible un remplissage rapide en CO tout en évitant la surpression, on percera deux fentes de dix centimètres en haut de la cloison arrière. Ces fentes seront munies de clapets mobiles à charnière en fer-blanc.
  2. La capacité normale des voitures est e neuf à dix au mètre carré. Mais les grands camions S. ne peuvent être utilisés à une telle capacité. Ce n'est pas une question de surcharge mais de mobilité tout terrain. Il apparaît donc nécessaire de réduire la surface de chargement. On peut y parvenir en raccourcissant d'un mètre la superstructure. Réduire le nombre de pièces (Stückzahl) comme on le faisait jusqu'ici ne serait pas une solution car l'opération exigerait alors plus de temps puisqu'il faut bien que les espaces dégagés soient eux aussi remplis de CO. Par contre si la surface de charge est réduite mais complètement occupée, le temps de fonctionnement est sensiblement raccourci. Notons qu'au cours d'une discussion avec la firme celle-ci a fait remarquer qu'un raccourcissement de la superstructure entraînerait un déplacement du poids vers l'avant, avec le risque de surcharger l'axe avant. En réalité, il se produit une compensation spontanée du fait que, lors du fonctionnement, le chargement (Ladung) a tendance à se rapprocher de la porte arrière, c'est pourquoi l'axe avant ne souffre d'aucune surcharge.
  3. Le tuyau qui relie l'échappement à la voiture est sujet à la rouille du fait qu'il est rongé de l'intérieur par les liquides qui s'y déversent. Pour éviter cet inconvénient, il convient de disposer les embouts de remplissage de manière que l'admission se fasse de haut en bas.
  4. Afin de permettre un nettoyage commode du véhicule, on pratiquera au milieu du plancher une ouverture, fermée par un couvercle étanche de vingt à trente centimètres, et permettant l'écoulement des liquides fluides pendant le fonctionnement. Pour éviter toute obstruction, le coude sera muni d'un crible à sa partie supérieure. Les saletés plus épaisses (Schmutz) seront évacuées par la grande ouverture lors du nettoyage. A cet effet, on inclinera légèrement le plancher du véhicule.
  5. On peur supprimer les fenêtres d'observation car on ne s'en sert pratiquement pas. On ferait ainsi l'économie d'un travail assez important dans l'aménagement des nouvelles voitures.
  6. Il convient d'assurer une plus forte protection de l'installation d'éclairage. Le grillage doit recouvrir les lampes assez haut pour qu'il soit impossible de briser les ampoules. La pratique suggère de supprimer les lampes qui, a-t-on fait remarquer, ne sont guère utilisées. L'expérience montre toutefois que lorsque l'on ferme les portes du fond et que l'on provoque ainsi l'obscurité, il se produit toujours une forte poussée du chargement vers la porte. La cause en est que la marchandise chargée (Ladegut) se précipite vers la lumière lorsque l'obscurité survient. Cela complique la fermeture de la porte. On a constaté aussi que le bruit (Lärm) qui se produit à la fermeture de la porte est lié à l'inquiétude que suscite l'obscurité. Il paraît donc opportun de maintenir l'éclairage avant et pendant les premières minutes de l'opération. Cet éclairage est également utile pour le travail de nuit et le nettoyage du véhicule.
  7. Pour faciliter un déchargement rapide des véhicules, on disposera sur le plancher d'un caillebotis mobile. Il glissera au moyen de roulettes sur un rail en U. Le retrait et la remise en place s'effectueront au moyen d'un petit treuil disposé sous la voiture. La firme chargée des aménagements s'est déclarée incapable d'y procéder pour le moment en raison d'un manque de personnel et de matériaux. On s'efforcera donc de les faire exécuter par ne autre firme. »
  8. Le « novlang » ou comment le vocabulaire néo-libéral nous manipule
    Synthèse du livre d'Eric Hazan « LQR La propagande du quotidien » Editions Raisons d'agir – 2006

    Présentation de l'auteur

    Éric Hazan est écrivain, éditeur et ancien médecin. Très tôt engagé politiquement, il rejoint le FLN durant la guerre d'Algérie. En 1975, devenu chirurgien cardiovasculaire, et membre fondateur de l'Association médicale franco-palestinienne, il va dans un Liban en pleine guerre, pour servir de médecin « à cette "armée" que l'on appelait à l'époque les "Palestino-progressistes" ». À la quarantaine, il devient éditeur. Il préside à la destinée des éditions d'art fondées par son père, qu'il abandonne quatorze ans plus tard, après le rachat par le groupe Hachette et la prépondérance de la logique comptable. En 1998, il fonde les éditions « La fabrique » pour lutter contre la concentration de l'édition, puis se tourne vers l'écriture. Il a également été traducteur (notamment des œuvres d'Edward Said)

    Plan du livre « LQR : la propagande du quotidien »
    (Editions Raisons d'agir, 2006)

    I. Naissance d'une langue

    Dans cette première partie Eric Hazan répond aux questions suivantes : Qu'est ce que la LQR? Quand la LQR est-elle née et comment ? Quels sont les points communs et les différences entre la LQR et la langue du troisième Reich ?

    II. Mots, tournures, procédés

    Dans cette seconde partie, l'auteur analyse les principaux procédés par lesquelles la LQR dit ou suggère le faux. Il en distingue trois :

    Fonctions de l'Euphémisme
    Un renversement de la dénégation freudienne ?
    L'essorage sémantique

    III. L'esprit du temps

    Ici, Eric Hazan s'intéresse à certains mots ou champs sémantiques révélateur de « l'esprit du temps ». Cette partie est décomposée en cinq sous parties :

    Société civile
    Valeurs universelles
    Les nobles sentiments
    Une sémantique « antiterroriste »
    L'effroi, la violence

    IV. Effacer la division

    Dans cette dernière partie, l'auteur étudie les principaux procédés par lesquelles la LQR nie l'existence du conflit social ou idéologique. Il en distingue trois :

    L'évitement des mots du litige
    Le recollage permanent des morceaux
    Le recours à l'éthique

    I. Naissance d'une langue

    1. Qu'est ce que la LQR?

    Comme le dit Eric Hazan dans la conclusion de son livre, « La LQR est la langue qui dit ou suggère le faux même à partir du vrai. »

    La LQR (Lingua Quintae Respublicae ou langue de la V° République) a été nommée ainsi par l'auteur par analogie à la Lingua Tertii Imperii (langue du troisième Reich), renvoyant au travail de Victor Klemperer. De 1933 à 1945, ce professeur juif de l'université de Dresde, tient un journal où il décrit la naissance et le développement d'une langue nouvelle, celle de l'allemagne nationaliste. Sauvé de l'extermination grâce à son mariage avec une « aryenne », son texte est publié en 1947 sous le titre « LTI (Lingua Tertii Imperii) - Notizbuch Eines Philogen ». En français : La langue du troisième Reich, carnets d'un philologue.

    Le propos d'Hazan n'est pas de dire que le néo-libéralisme et le nazisme c'est la même chose mais de démontrer que, que ce soit sous III° Reich ou sous la V° République, le langage quotidien utilisé dans les médias, le monde politique, le monde du travail etc. a pour fonction de « substituer aux mots de l'émancipation et de la subversion ceux de la conformité et de la soumission ». (annexes 1 et 2)

    2. Quand la LQR est-elle née et comment ?

    La LQR est née durant les années 60, dans le contexte de la brutale modernisation du capitalisme français que fut le « gaullo pompidolisme ». Mais ce n'est que dans les années 1990 qu'elle a atteint son plein développement. Deux groupes sociaux, aujourd'hui omniprésents parmi les décideurs, ont largement contribué à créer cette langue nouvelle, reprise en suite par les journalistes et les politiciens : En premier lieu, les économistes ou experts à la solde du système. En second lieu, les publicitaires.

    Le vocabulaire des économistes s'est imposé dans des domaines où jusqu'ici ce vocabulaire était peu employé (ainsi parle t'on de « capital santé »). L'influence croissante des experts en tout genre a également sa traduction syntaxique. Par exemple, le mot « expérience » a été remplacé par le mot « expertise », le mot « Question » par celui de « Problème » (annexe 3). De même, l'influence croissante des publicitaires a sa traduction dans le langage. En utilisant les mots « Positiver » ou « optimiser », mots lancés par les experts en communication des hypermarchés (« Avec Carrefour je positive »), les hommes politiques empruntent au langage de la pub. Pour Alizée comme pour Jean pierre Raffarin, il faut adopter une « positive attitude ».

    L'apport des publicitaires a néanmoins davantage été syntaxique que lexical. Par exemple, un titre d'article ou une annonce de reportage télévisé comme « La Chine, une méga-puissance entre modernité et tradition » a deux points communs avec le langage publicitaire : le recours à l'hyperbole visant à susciter l'émotion (look «méga fun», dentifrice «Ultra fraîcheur», nettoyant «hyper concentré» etc.) et l'absence de verbe (« Dash 3 en 1, un pouvoir incroyable au service de la propreté ».) La diction même des journalistes tend à se calquer sur ce type de slogans publicitaires. Autre exemple dans le Figaro du 28 août 2004 : « Irak : l'aveu de Bush » (« Auchan : la vie, la vraie »).

    Cette influence croissante du langage publicitaire est liée au recours croissant par les hommes politiques aux spécialistes en communication (bel euphémisme de « publicitaires »). Pour Hazan, la notion nouvelle d'infopublicité (oxymore que l'on imprime en tout petits caractères en haut d'une page consacré à tel vignoble de Bordeaux ou tel club de vacances) n'est ni plus ni moins un aveu : le rôle de l'information est de faire vendre. Cette relation incestueuse entre journalistes et publicitaire fait de la LQR « un instrument d'émotion programmée, une langue d'impulsion comme on dit « un achat d'impulsion » ».

    Selon Eric Hazan, la concentration des principaux outils d'opinion entre quelques mains facilite bien évidemment la diffusion de la LQR. Mais elle ne permet pas à elle seule d'imposer un langage. Il a fallu le concours de millions de personnes ayant un intérêt plu ou moins conscient au maintien de l'ordre libéral : cadres des entreprises de sécurité, professeurs de philosophie politique, juges anti-terroristes, agents immobiliers, chroniqueurs de France Culture, présidents de Région etc. La critique de la LQR ne doit donc pas se limiter à la critique des médias, si justifiée qu'elle soit. La LQR est partout et personne n'est immunisé (y compris ceux qui combattent l'ordre dominant, nous y reviendrons).

    Si en dépit de la variété des lieux où elle se diffuse, la LQR montre une certaine cohérence, c'est parce qu'il y a communauté de formation et d'intérêts chez ceux qui ajustent les facettes de cette langue et en assurent la dissémination :

    3. Quelles sont les points communs et les différences entre la LQR et la langue du troisième Reich ?

    Hazan établit plusieurs distinctions entre la LTI (langue du 3° Reich) et la LQR (langue de la V° République). Comme on peut le voir dans l'annexe 4, la LQR cherche à éviter toute vulgarité, l'objectif étant de créer le consensus. Cela ne l'empêche pas néanmoins d'être une langue souvent méprisante et qui a du mal à masquer son mépris (annexe 5)

    Le premier point commun entre la LQR et la LTI, c'est la recherche de l'efficacité aux dépens même de la vraisemblance. Après Stalingrad, les communiqués de victoire sur le front russe émanant de Berlin n'étaient absolument pas crus. Ces communiqués triomphaux avaient pour seule fonction d'exhorter à se battre jusqu'à la mort. De même, aujourd'hui, on ne croit pas davantage aux messages délivré par JP Raffarin quand il promet sur TF1 « une baisse du chômage, une réforme pour réussir l'école et une lutte contre la vie chère » (19 septembre 2004). L'incohérence ne fait absolument pas peur à cette langue. Ainsi personne ne croit à l'idée que si les entreprises licencient c'est « pour sauver des emplois » ou que si on réduit les remboursements médicaux c'est « pour sauver l'assurance maladie » etc. (merveilleuses inversions des choses). De même, dans les stages de formation des entreprises, personne ne croit à ce qui est dit. Ce qui compte c'est que chacun fasse semblant d'y croire de façon à ce que le dominant puisse continuer en toute quiétude a exiger des sacrifices de la part des dominés.

    Le deuxième point commun entre la LQR et la LTI, c'est l'importance du recours à l'euphémisme afin d'obtenir le consensus. Par exemple, au sujet des contrats « Nouvelles Embauches » le Monde du 02 août 2005 titre « Le gouvernement assouplit le droit du licenciement ». Comme le fait remarquer Eric Hazan « Assouplir» c'est rendre moins rigide, plus flexible. La flexibilité est un thème cher aux libéraux mais « Assouplir » c'est moins connoté politiquement, c'est positif. Mais qu'est ce qu'un droit du licenciement souple si ce n'est une remise en cause du droit du licenciement ? L'euphémisme est sans aucun doute le procédé le plus couramment utilisé dans la LQR.

    Le troisième point commun entre la LQR et la LTI, c'est le caractère performatif de ce langage. Au sujet des lois sécuritaires qui se développent après le 11 septembre 2001, Hazan estime que « ces mesures spectaculaires ne sont peut-être pas le plus important de l'affaire » et que la dérive sémantique qui en a résulté « aura peut-être un impact plus durable que les décrets, arrêtés et lois abrogeables du jour au lendemain ». Il dit « C'est que les faits de langage sont plus têtus que les autres, et surtout qu'ils sont performatifs : par leur apparition, ils révèlent des tendances qu'ils contribuent ensuite à renforcer, contaminant par ondes successives d'autres milieux, d'autres castes, d'autres médias ». Loïc Wacquant ne dit pas autre chose. Selon lui, la pornographie sécuritaire engendre un climat d'insécurité, qui engendre à son tour un accroissement des exigences en matière de sécurité, une chasse à la petite délinquance donc une augmentation des statistiques de la délinquance, avec en retour un accroissement des exigences en matière de sécurité etc. Autrement dit, c'est-à-dire un langage qui ne se contente donc pas de nommer les choses mais qui, en même temps qu'il nomme une réalité, la crée. Puisqu'elle crée une réalité conforme aux discours néolibéral, la LQR est donc à la fois une émanation du néo-libéralisme et son instrument.

    Le quatrième point commun entre la LQR et la LTI : c'est un langage qui n'induit aucune immunité (annexe 6). Ce langage envahit notre quotidien. Un jour, lors d'un débat organisé par Attac à Douchy, une personne me dit « j'ai bien aimé mais ce qui m'a agacé c'est qu'Attac est quand même là pour faire sa publicité ». Ainsi, les associations qui luttent contre la marchandisation auraient pour seul but de « vendre » quelque-chose ! Dans le langage courant, vendre est devenu synonyme de convaincre ou persuader. « On ne convainc plus quelqu'un, on lui vend une idée. On ne persuade plus un patron de vous embaucher, on se vend à lui. La LQR contribue donc à naturaliser les rapports marchands : les rapports humains se calquent sur des rapports mercantiles. Pire, la LQR est un langage qui s'insinue y compris chez ceux qu'elle aide à opprimer. Déjà durant la guerre, Victor Klemperer montre comment les juifs eux-mêmes intériorisent la langue des nazis. Il donne l'exemple d'un docteur juif qui avait pris l'habitude de s'adresser aux autres juifs en faisant précéder leur nom de la mention « juif » : « Juif Löwenstein, utilise telle machine », « Juif Mahn, voilà ton certificat » etc. Ce qui était au départ un moyen de railler le Führer, devient progressivement un langage d'humiliation volontaire de soi. Comme le montre Pierre Bourdieu, des militants qui se pensent encore progressistes ratifient à leur tour la novlangue américaine quand ils fondent leurs analyses sur les termes « exclusion », « minorités », « identité », « multiculturalisme ». Sans oublier « mondialisation », « développement durable », « altermondialisme » (pour la critique de ces mots, voir les annexes)

    Une des raisons fondamentales de ce que cette langue soit reprise par le plus grand nombre, c'est qu'elle n'est pas une langue compliquée. Contrairement à l'argot ou au parler des banlieues, elle crée peu de mots. Contrairement au langage des scientifiques, elle n'est pas une langue savante : elle s'appuie sur des notions vagues et interchangeables (ex : réforme, modernisation). C'est une langue qui, comme le montre Pierre Bourdieu, s'appuie sur une série d'oppositions et d'équivalences grossières (voir annexe 7)

    II. Mots, tournures, procédés

    Fonctions de l'Euphémisme

    Le principal objectif des euphémismes nombreux dont se compose la LQR, c'est le contournement - évitement d'un autre mot ou d'autres formulations plus gênantes car connotées négativement ou remettant en cause la légitimité du système ou des politiques menées (annexe 8)

    L'euphémisme peut par exemple permettre de dédouaner les bourreaux et de les faire passer pour des bienfaiteurs. Ainsi, ne parle t'on pas au journal télévisé de bombardements mais de frappes préventives, de massacre de civils mais de dégâts collatéraux, d'occupation mais d'offensive, d'assassinat mais de bavure (le 7 octobre 2004 Libération titre « Bavure » au sujet du meurtre d'une écolière palestinienne par des soldats israéliens qui « avaient pris son cartable pour une charge explosive »)

    Le recours aux anglicismes est très fréquent dans le processus d'euphémisation.
    - « corporate governance » (aux USA : direction des entreprises par leurs actionnaires) se substitue à direction (trop disciplinaire) et à management (mot ancien dans la novlangue mais trop technocratique). « Gouvernance mondiale » (provenant de corporate governance)  se substitue à gouvernement (trop étatique)
    - On ne dit pas cadre (trop hiérarchique) mais « coach », « manager » (ils animent plus qu'ils ne contrôlent).
    - On ne dit pas sous-prolétariat mais under-class

    La LQR n'est pas une langue figée. C'est une langue capable de renchérir sur ses inventions. Ainsi est-on passé d'infirmes à Handicapés puis mal entendants, mal voyants etc. De même, on est passé d'Absorption, fusion, concentration à Restructuration ou réorganisation industrielle puis Offre publique d'achat et enfin Intégration des entreprises. Pays sous-développés (trop ethnocentrique) et Tiers-monde (évoquant les luttes de libération des années 60) ont cédé la place à pays en développement ou en voie de développement puis à pays émergents.

    Un renversement de la dénégation freudienne ?

    Dans le langage psychanalytique, la dénégation est l'expression sur le mode du refus d'un désir refoulé (exemple de la chanson « arrête, arrête ne me touche pas »). La LQR produit l'inverse : on prétend avoir ce qu'on a pas, on se félicite le plus de ce qu'on possède le moins (annexes 9 et 10). Par exemple, les mots dialogue, échange, communication, ensemble ont proliféré dans une période où tout concourt à l'isolement. Autre exemple, alors même que l'on compte un nombre inhabituel d'escrocs et de menteurs au plus haut niveau des grandes sociétés, des partis ou de l'Etat, les oligarques et leur personnel de haut rang sont présentés comme « nos élites » (notons que lorsqu'il s'agit de la Russie post-soviétique, c'est le mot « oligarque » qui est utilisé pour désigner les mêmes personnes). De même, la LQR recourt fortement au registre de l'humanisme, de l'éthique, de la morale ou de la démocratie : ressources humaines, capitalisme ou taylorisme à visage humain, placements éthiques, transparence … Enfin, alors même que l'uniformisation et l'inégalité progressent partout, la LQR recourt fortement au registre de la « diversité dans l'égalité ». Dans une société rongée par un apartheid rampant et afin de jouer à plein l'autojustification préventive et de s'écarter sans risque des positions lepénistes, de la xénophobie et du racisme ambiants, on exalte la diversité, le métissage, le multi ou le pluriculturalisme, la tolérance, l'ouverture, le respect des minorités, des identités. Parallèlement l'anathème est lancé sur le communautarisme, l'identitaire, le repli ethnique et on célèbre l'universalité de la République. Amen.

    L'essorage sémantique

    Forgé par des publicitaires et des experts en communication, la LQR fonctionne sur la répétition et à force de répétition un mot clair et utile finit par perdre son sens, ce que Hazan appelle l'essorage sémantique (annexe 11). Par exemple, les mots « Utopie » (dont le sens s'est modifié pour signifier que toute mise en cause de l'ordre existant relève de la rêverie) ou « écologie » (utilisé à tour de bras dans la grande distribution et l'industrie automobile : être écologique c'est renouveler sa voiture plus souvent !)
    L'exemple de l'adjectif « social » est particulièrement révélateur. Alors que dans la seconde moitié du XX° la Sociale c'était le peuple au pouvoir, aujourd'hui social se rapporte à tout ce qui est réalisé pour faire accepter leur sort aux catégories les plus défavorisées.
    L'essorage sémantique peut contribuer à transformer les victimes en coupables. Ainsi en va-t-il lorsqu'on emploie les mots « privilèges » ou « privilégiés ».

    III. L'esprit du temps

    Société civile

    C'est chez Thomas Paine (Common Sense Adressed to the Inhabitants of América 1776) que Michel Foucault identifie la première apparition de l'opposition société civile / gouvernement. Plus tard Karl Marx réglera son compte à la dualité Etat/ société civile. « L'Etat politique se comporte envers la société civile d'une manière aussi spiritualiste que le ciel envers la terre. (…) Dans sa réalité la plus immédiate, dans la société civile, l'homme est un être profane. Et c'est justement là où (…) il passe pour un individu réel, qu'il est une figure sans vérité. En revanche, dans l'Etat, (…) l'homme est le membre imaginaire d'une société illusoire, dépouillé de sa vie réelle d'individu et empli d'une universalité irréelle »

    L'exaltation de la société civile (annexe 12) vise deux objectifs :

    Valeurs universelles

    L'exaltation des valeurs universelles (annexe 13), dont la France est supposée porteuse, relève de l'inversion de dénégation freudienne (se féliciter pour ce qu'on possède le moins ou pour ce qu'on est le moins). Ainsi la France est le pays des droits de l'homme, une terre d'accueil. Dans Le requin et la mouette (2004), livre qualifié d'humaniste par la critique aux ordres, Dominique de Villepin souhaite parvenir à « 20 000 éloignements (admirez l'euphémisme) d'étrangers en situation irrégulière en 2005 »
    Sous la III° République, il était question de la mission civilisatrice de la France. Mais les manuels scolaires continuent à maintenir l'équilibre entre crimes et « bienfaits » de la colonisation française, toujours présentée comme plus humaine que les autres. Le devoir de mémoire (formule due à Mitterrand) correspond en fait à une formule de négationnisme.

    Les nobles sentiments

    Il s'agit ici des nobles sentiments des « élites dirigeantes » (annexe 14). L'objectif est de les présenter comme une sorte de bon père, sévère mais bienveillant. Côté père fouettard , on est déterminé contre le terrorisme, on est résolu, responsable, inflexible quant à la question des procédures d'éloignement, on fait preuve de rigueur, de fermeté absolue ou sans faille face à la délinquance. On est décidé à une tolérance zéro, on accepte plus les zones de non-droit, tous les laxismes hérités de 1968. Dans ce registre abondant : le mot courage.

    Il ne faut bien évidemment pas que nos dirigeants inflexibles passent pour inhumains. C'est pourquoi au côté père fouettard est toujours associé un côté bienveillance. A titre d'exemple :
    « Il n'est pas acceptable que le progrès économique ne soit pas partagé par tous. (...) Ces difficultés, ces drames, cette fracture sociale qui menace de s'élargir en une fracture urbaine, ethnique et parfois même religieuse, ne sont pas des fatalités » (Le président de la République le 21 octobre 2003 à Valenciennes.)

    Une sémantique « antiterroriste »

    Malgré son affinité affichée pour le divers et le multiple, la LQR a une prédilection pour les mots les plus globalisants, propres à en imposer aux masses mais qui sont parfaitement creux. Ainsi, de la même façon qu'on plaçait sous la rubrique «barbare» tout ce qui n'était pas grec, on réalise un amalgame de tous les basanés dans des catégories globales telles que « intégrisme», «fondamentalisme», «arabo-musulman» etc. Ces expressions sont toujours associées à repli communautaire, islamiste, Al-Qaida, guerre des civilisations etc. (annexe 15)

    La LQR dispose aussi d'expressions comme maghrébin, issu de l'immigration destinées à faire basculer les Arabes citoyens français dans le grand amalgame des arabo-musulmans.

    Quand elle le peut, la LQR n'hésite bien évidemment pas à faire basculer les syndicalistes ou les jeunes en révolte dans la rubrique des criminels et terroristes en tout genre. Ainsi parle t'on de prise en otage des usagers du RER (métaphore criminelle) par les grévistes, de criminalité organisée au sujet de délits mineurs. Rappelons que Philippe Henriot, secrétaire d'Etat à l'information du gouvernement de Vichy, qualifiait les résistants de terroristes. Le lendemain de ses funérailles (il fut abattu par un corps franc en avril 1944), on pouvait dans le journal de la Milice Combats : « Philippe Henriot, nous vous renouvelons la promesse de combattre, pour gagner, pour débarrasser la France   de ces bandes de pillards qui terrorisent nos provinces ». Aujourd'hui encore dans les journaux télévisés, les mouvements de résistance contre l'oppression sont qualifiés de mouvements rebelles ou terroristes. Les actes de rébellion sont quant à eux qualifiés de pillage ou d'attentat.

    L'effroi, la violence

    Dans la LQR, les sujets de trouble sont habituellement traités par les médias et politiciens dans un langage plutôt neutre et technique d'où sont exclus les excès verbaux. Il ne faudrait pas que l'effroi de la bourgeoisie dirigeante se répande. Mais il est un domaine où la langue publique conserve ou retrouve les mots de l'effroi et de la violence : quand se déroule le combat planétaire de l'homme blanc, dans la guerre civile qui l'oppose à l'arabo-musulman (que ce soit à l'échelle mondiale ou à l'intérieur des frontières).

    Un exemple parmi d'autres : Dans J'ai vu finir le monde ancien (Grasset 2002), le livre d'Alexandre Adler qui a reçu le Prix du livre politique 2003 (jury présidé par Philippe Sollers et où siégeaient Joffrin et Elkabbach), on lit « L'antiaméricanisme est un sentiment fascisant qui, de fait, se trouve en sympathie avec le « fascisme musulman » propagé par les islamistes ». De même on ne manque pas d'insulter les adversaires d'Israël selon des procédés identiques. Autre exemple, lorsque Sarkozy propose en juin 2005 de nettoyer au Kärcher la Cité des 400 à la Courneuve.

    On peut se demander pourquoi la LQR d'ordinaire portée à l'euphémisme et au conformisme anesthésiant, peut ainsi déraper. On réalité, il existe une répartition des rôles entre d'un côté les idéologues du nettoyage généralisé (de Kaboul à la Courneuve) et ceux qui ont choisi comme combat le maintien des fictions républicaines et réformistes. Si pour les seconds la bienséance est de rigueur, pour les premiers, la langue publique la plus adaptée est celle de l'intimidation.

    IV. Effacer la division

    L'un des mots les plus fortement associé à l'Athènes classique est démocratie. Or dans la Grèce antique le mot démocratie est étrangement absent de l'éloquence civique ou du récit des historiens. Kratos (la supériorité, la victoire) suggère la victoire d'une partie de la cité sur une autre (ce qui revient à renoncer au fantasme d'une cité une et indivisible). Le mot est évité en recourant à d'autres mots comme politeia (« constitution »), polis (« la cité »). Le sens premier est modifié (la « bonne démocratie »). Les cités d'alors semblent refuser d'admettre que dans l'exercice du politique, il puisse y avoir place pour du kratos, qu'il y ait eu victoire d'une partie de la cité sur une autre (ce qui revient à renoncer au fantasme d'une cité une et indivisible).

    L'histoire n'est donc pas le seul terrain où se joue l'effacement de la division. Il y a aussi l'usage des mots. L'Athènes du IV° siècle et la V° République du XXI° sont en fait confrontés à la même question : comment occulter le litige, comment faire régner l'illusion de la cité unie, autrement dit comment éliminer la politique ? On peut distinguer trois modes opératoires : l'évitement des mots du litige, le recollage permanent des morceaux, le recours à l'éthique (annexe 16). La LQR est incontestablement la langue du consensus (annexe 17).

    L'évitement des mots du litige

    La chute du mur de Berlin et l'éclatement du bloc communiste ont été l'occasion d'un formidable nettoyage sémantique. Le point commun de ces mots défunts : ils font partie du vocabulaire de la lutte des classes. Lutte des classes, dictature du prolétariat, marxisme-léninisme ont disparu au profit des droits de l'homme et de la liberté d'entreprendre. Au sujet du mot « classes », Hazan dit : « Même la classe moyenne n'a plus la côte de naguère, elle dont le développement illimité, phagocytant les « extrêmes » a été l'idéal des penseurs modérés depuis Aristote ». Dans les expressions, couches, tranches, catégories on a autant de chance de rencontrer du conflit que dans une tranche de cake ou une couche de béchamel. De même opprimés, exploités existent encore au loin dans les favelas brésiliennes ou les sweatshops asiatiques mais plus dans la démocratie libérale.

    Le recollage permanent des morceaux

    Afin d'éviter le pire il est parfois plus judicieux de réparer les mailles du filet en reconnaissant l'existence d'un conflit mais en expliquant que ceux qui expriment un désaccord ne sont pas des ennemis, ni même des adversaires. Ils sont tout simplement dans l'erreur car mal informés ou parce que leur niveau intellectuel ne leur permet pas d'avoir une vue juste du problème posé. Deux exemples :

    Il s'agit ensuite de faire croire à la population, qu'ils ne sont pas que des numéros tout en les maintenant dans le rang. Les cadres des années 1960 dont l'autorité reposait sur la stabilité et la hiérarchie ont été remplacés par des managers, des coaches, chargés non plus de contrôler mais d'animer. Ils sont intuitifs, humanistes, créatifs. Jamais dans les entreprises ont a autant parlé de confiance, de projet d'entreprise : fantasme d'une entreprise une et indivisible servant de substitut symbolique à l'entreprise de papa où on travaillait toute sa vie et où l'on montait les échelons un à un.

    Pour donner corps à l'illusion de la cité unie, l'un des principaux procédés est la répétition :

    Le recours à l'éthique

    Depuis vingt ans, on a vu proliférer des comités d'éthique (dont la composition fait parfois sourire ou pleurer). A d'autres institutions on demande de se prononcer sur le bien et le mal dans des domaines aussi variés que la bourse, le sport ou l'impartialité de l'information. L'équilibre est le mot clef de ces comités. Le comité d'éthique du CNRS sensibilise les chercheurs à la nécessité de garantir un juste équilibre entre leur liberté intellectuelle et leurs devoirs vis-à-vis du CNRS et de la société (curieuse proposition)

    Retour donc à la bonne vieille morale, aux valeurs transcendantes, au sens du sacré. Si tout ne vas pas dans le meilleur des mondes possibles, c'est qu'il y a des fautes qui viennent troubler l'équilibre du marché. De vilains individus transgressent la norme morale régissant le processus d'accumulation des richesses. Pour calmer les inquiétudes devant un chaos chroniques, les analystes financiers mettent en cause le manque de rigueur, de transparence. Dans Et la vertu sauvera le monde (raisons d'agir 2003), Frédéric Lordon montre que le mécanisme premier qui mène aux malversations c'est bien la déréglementation financière. En attribuant les vices du système politico-financier au manque de vertu de certains dirigeants, on fait coup double :

    L'article de Michel Rocard, paru dans Le Monde du 5 mars 2008, pour soutenir Parisot dans sa démarche de moralisation du capitalisme, illustre parfaitement ces faux problèmes éthiquement montés en épingle pour éviter les questions gênantes.

    Conclusion

    Le travail de Klemperer puis d'Eric Hazan doit attirer notre attention sur le rôle du langage dans la construction d'un ordre économique et social et la représentation que l'on se fait de cet ordre. Car ce n'est pas seulement la pensée qui produit le langage, c'est aussi le langage qui fait la pensée.


    "Illustration de Titom, mise à disposition selon la licence Creative Commons by-nc-nd 2.0 bes

    Le « novlang » ou comment le vocabulaire néo-libéral nous manipule - Annexes

    Ces annexes ont pour objectif de fournir des outils de décryptage de la novlangue libérale.

    Cette compilation de citations, d'extraits de textes, d'analyses de mots ou expressions, de tableaux comparatifs etc. a été réalisée par nos soins à partir des sources suivantes :

    La plupart du temps , nous nous sommes contentés de reprendre ce qui a déjà été fait mais des modifications ont pu êtres apportés à certains textes (notamment les textes extraits de l'essai de glossaire néo-libéral réalisé par les Amis du monde Diplomatique)

    Annexe 1 : Citations de Victor Klemperer et d'Eric Hazan

    « Le moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret »

    « Langue du vainqueur (…) on ne la parle pas impunément, on la respire autour de soi et on vit d'après elle ».

    Victor Klemperer – LTI, Notizbuch Eines Philogen  (La langue du III° Reich, carnets d'un philologue) 1947

    « La LQR est la langue qui dit ou suggère le faux même à partir du vrai ».

    « Faire régner le silence ou répandre une langue : on pourrait penser qu'il s'agit d'activités opposées entre lesquelles il faut choisir comme entre les deux faces d'une même pièce, mais il apparaît que les deux peuvent se mener en même temps. »

    Eric Hazan - LQR La propagande du quotidien - Editions Raisons d'agir - 2006

    Annexe 2 :
    Marché, Etat et sécurité sociale : analyse de quelques mots ou expressions

    D'après des textes réalisés par Les amis du Monde Diplomatique

    Déréglementation : Ce qui est dit dans le mot « déréglementation », c'est qu'il y a moins de règlements donc plus de libertés. Or la déréglementation ce n'est pas le recul de la réglementation, c'est la transformation de la nature de la réglementation (reréglementation)

    Obligatoire : Dans le langage néo-libéral, s'applique aux prélèvements fiscaux (impôts) ou parafiscaux (santé, vieillesse), et s'oppose à volontaire. Est considéré comme obligatoire le supplément exigé, en fonction du revenu, pour couvrir les risques des assurés moins riches que soi. Il s'agit donc d'une extorsion, manifestation archaïque d'un pays qui n'est pas entré dans la modernité.

    Volontaire : Adjectif s'opposant à obligatoire et qualifiant le seul type de cotisations admises pour couvrir les dépenses de santé ou à de retraite. Dans la pensée néolibérale, chaque individu cotise volontairement, pour le niveau de couverture (santé ou vieillesse) qu'il désire, étant entendu que ce niveau sera d'autant plus élevé que la cotisation sera plus importante. Ainsi, le pauvre choisira-t-il volontairement de ne pas être couvert contre les traitements les plus onéreux. Il endurera volontairement des coliques néphrétiques, patientera volontairement des mois durant avant une opération, perdra volontairement ses dents avant 40 ans, prendra volontairement son parti de ne pas faire soigner ses enfants, et, bien évidemment, passera volontairement de vie à trépas.

    Train de vie de l'Etat : Cette métaphore « ménagère » suggère insidieusement que l'Etat dilapide l'argent des contribuables dans des dépenses somptuaires (chasses présidentielles, soupers fins, voitures de fonction). En fait, ces chapitres de dépense, pour scandaleux qu'ils soient, ne sont que broutilles. L'expression vise en réalité les dépenses d'éducation, de santé et de redistribution sociale, qui représentent une tout autre part des dépenses publiques.

    Racket : Selon le Robert historique de la langue française, mot d'origine américaine, désignant une association de malfaiteurs se livrant au chantage et à l'intimidation pour extorquer des fonds. Dans le langage néo-libéral, toujours associé à l'adjectif fiscal, pour souligner l'illégitimité des prélèvements publics, et, plus largement, l'illégitimité de toute structure politique.

    Problème des retraites : La retraite est une situation d'une personne qui, à un âge donné, a cessé de travailler, et qui touche une pension. Cette personne, aux yeux des néo-libéraux, est cause de scandale, puisque payée à ne rien faire. Ce scandale doit cesser. La retraite est donc associée à des termes comme question, problème, aveuglement, à des expressions comme situation explosive, bombe à retardement (métaphores guerrières destinées accentuer le caractère dramatique d'une situation), aller droit dans le mur (métaphore routière poursuivant le même but). L'objet de tout ce tintamarre est de reculer l'âge de départ à la retraite (si possible indéfiniment) et de baisser les pensions (si possible infiniment) afin de promouvoir les fonds de pension.

    Charges sociales : L'emploi de l'expression « charge sociale » en lieu et place de « cotisation sociale » est très fréquent. Une charge c'est lourd donc pénible. L'alléger est toujours un soulagement. L'expression est donc à rapprocher de toute la rhétorique autour du thème du poids de la fiscalité. En réalité, les cotisations sociales ne constituent pas des prélèvements ou une taxe sur le travail. Elles sont un élément indissociable du salaire (salaire socialisé ou mutualisé). Pour les salariés, elles ne constituent donc ni un prélèvement, ni une charge mais un supplément. La cotisation sociale est constitutive de la reconnaissance sociale du travail.

    Annexe 3 :
    Le rôle croissant des experts et sa traduction sémantique : le mot « problème »

    Problème : Les questions de société sont toujours présentées sous la forme de « problèmes » techniques très segmentés. Valéry Giscard d'Estaing, jeune ministre des finances de Pompidou, a beaucoup agit en faveur de la diffusion du mot « problème », notamment parce que ses origines aristocrato auvergnate lui faisait prononcer à la façon d'un bêlement : «Problaîme». Auparavant on parlait de « question » (« question d'Orient », « question sociale » etc.) mais à une question plusieurs réponses sont possibles (souvent multiples et contradictoires). Un problème lui n'admet en général qu'une solution et une seule (surtout lorsqu'il est posé en termes chiffrés). La démonstration, toujours présentée comme objective, obéit à des règles déterminées par des spécialistes. Passer de la question au problème c'est donc nier l'existence de conflits idéologiques et passer du débat public au travail d'expert.

    Annexe 4 :
    Différences entre la LQR et la langue du III° Reich


    LTI (langue du III° Reich) LQR (langue de la V° République)
    Type de régime Langue adaptée aux régimes totalitaires Langue adaptée aux régimes dits « démocratiques »
    Source Langue créée par les services de la propagande dirigée par Goebbels Langue non pas créée « en haut lieu » mais par tous ceux qui ont intérêt à voir se maintenir l'ordre libéral. La LQR ne relève pas d'un complot. Les formules ou les mots les plus efficaces prolifèrent et se substituent « spontanément » aux énoncés qui ne le sont plus
    Nature Langue brutale et vulgaire (racisme le plus sauvage) Langue évitant les formules provocantes (donner un vernis de respectabilité au racisme ordinaire)
    Objectif Langue visant à fanatiser, galvaniser le peuple de façon à emporter la guerre civile Langue qui vise le consensus (rendre le conflit invisible et inaudible) l'anesthésie, l'apathie du peuple (une langue qui peut prêcher tout et son contraire du moment que l'ordre libéral ne soit pas menacé)

    Annexe 5 :
    Une langue qui a du mal à masquer son mépris

    Populisme, populiste (D'après un article du Plan B) : Le lendemain du 29 mai 2005, Serge July s'indignait de cette « épidémie de populisme» De nombreux experts de la gauche moderne repèrent les mêmes symptômes : « Le Non néerlandais renvoie en écho au Non français un même mot, "populisme" », « Les gouvernements de droite comme de gauche n'ont cessé de flatter le populisme » (Libération, 2.6.05 et 25.5.05), etc. Cette maladie populaire paraît d'autant plus grave que sexuellement transmissible, « pareille à une "vérole" antidémocratique que la France aurait propagée à travers l'Europe » (Alain Minc dans Le Figaro, 11.4.05), et importée d'un Venezuela où « Chavez le populiste » (17.2.05) fait régner un « populisme foncier ». Autrefois on couronnait de ce terme, « populiste », les meilleures plumes. En 1953, Yves Gibeau, l'auteur d'Allons z'enfants et de Mourir idiot, avait reçu le Prix du Roman populiste pour Les Gros Sous. On avait également remis cette distinction à Louis Guilloux, à Eugène Dabit, à Maurice Carême, à René Fallet, etc. Le populisme est selon le dictionnaire une « École littéraire qui cherche, dans les romans, à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple ». Que les journalistes aient sali, volé, trahi ce mot, qu'ils l'aient retourné en une insulte est le symbole d'un abandon, d'un reniement. Signe de leur renoncement à faire exister, dans leurs médias, ces « gens du peuple ». Le petit milieu de journalistes, d'artistes, de politiques, d'intellectuels qui s'alarme du « discours populiste de Pierre Bourdieu », du « vertige populiste » qui saisit l'Europe, de cette « dégénérescence plébéienne, parfois même populacière, de la démocratie », est un microcosme parisien constituant le « gratin » des classes moyennes. Un « gratin » qui vote à 60 % pour le Oui (contre 79 % des ouvriers pour le non, 67 % des employés, 71 % des chômeurs, d'après la Sofres). C'est ce même « gratin » qui frôle la syncope en pénétrant dans un HLM à Outreau : « Monter les marches qui mènent vers les appartements [...], c'est pénétrer dans un autre univers. [...] Ici, on cuisine un chou au son criard d'une télévision. Là, un couple se dispute violemment. » etc. (Le Nouvel Observateur du 24.1.02).

    Egalitarisme : Doctrine visant l'égalité par nivellement des couches les plus favorisées. Ce terme, à connotation péjorative, exclusivement utilisé par la droite pour déconsidérer la gauche, est révélateur en ce que le locuteur se place non du côté de celui qui veut s'élever, mais de celui qui craint qu'on l'abaisse. Il est révélateur en ce qu'au lieu de penser au nécessaire dont est privé celui qui aspire à l'égalité (toit,santé, éducation, retraite), ce même locuteur appréhende pour le superflu (golf, véhicule 4x4, caviar, Seychelles) dont il s'imagine qu'on va le priver. Il est révélateur en ce qu'il établit un lien entre la richesse des uns et la pauvreté des autres. Il est révélateur en ce qu'il lui apparaît moralement nécessaire que certains soient récompensés dans l'exacte mesure où d'autres sont punis. Celui qui prononce le mot égalitarisme pense : « C'est bien beau d'être heureux, encore faut-il que les autres ne le soient pas ».

    Sous (dans des expressions comme sous-continent sud-américain) : Le sous signifie « subdivision de ». Et on pourrait parler, tout aussi valablement, du sous-continent nord-américain. En fait, ce sous signifie «sous développé», «sous-démocratique», «subordonné». Et cette notion est insidieusement confortée par la représentation cartographique, qui place l'Amérique latine sous l'Amérique anglophone. S'emploie aussi, avec la même intention, pour parler de la péninsule indienne (Pakistan, Inde, Bangladesh).

    Tendance : Le Forum Social de Porto Alegre [de 2002] est "tendance" pour le Chroniqueur économiquement correct. Autrement dit, le Forum Social ne serait que le Festival de Cannes du monde socio-politique, selon les dires de ce chroniqueur. Plutôt que de s'opposer idéologiquement à ce Forum, il en vide la substance en le réduisant à un événement purement démagogique (fait indéniable pour cause de campagne électorale en perspective mais qui ne saurait être le qualificatif exclusif de cette rencontre). De tels propos cherchent donc à nier l'existence d'une réelle alternative au monde néo-libéral ambiant, ainsi qu'à rallier le grand public en invoquant l'argument fallacieux qu'est la démagogie. Par contre, pour le Chroniqueur économiquement correct, choisir New York (et non Davos) pour le Forum Economique de 2002 n'est pas du tout tendance.

    Théologiques : Qui traite de Dieu et des questions liées à la religion. Par extension, entendre débats byzantins, ergotant à l'infini sur des points de détail à mille lieues de la vie réelle. Se dit de tous les points qui occupent la pensée des hommes politiques, journaux ou syndicats français (en général de gauche) et portant sur la réduction de la durée du travail, la redistribution des richesses, la protection des salariés, la Sécurité sociale, etc.

    Sacro-saint : Employé ironiquement pour désigner une institution vis-à-vis de laquelle on manifeste un respect exagéré. Se dit de la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail, des congés payés, du salaire minimum, de la retraite par répartition. Ex de phrase : les ouvriers s'accrochent à leur sacro-sainte pause déjeuner. Traduction : ils refusent de travailler 11 heures d'affilée pour saboter le repas de leur patron chez Lasserre.

    Vaches sacrées : Animaux étiques, sans viande ni lait, qui vaquent paisiblement dans les rues indiennes, immobilisant par caprice toute la circulation sans qu'on puisse les déloger – sauf à se faire lyncher par la population. Par extension, se dit des institutions archaïques (SMIG, Sécurité Sociale, droit de grève, droit à la retraite, congés payés, droit du travail), permettant aux ratés (pauvres, smicards, titulaires du RMI) de narguer les décideurs en bloquant les bolides de l'économie, alors qu'il serait si simple de les faire déguerpir à grands coups de pied dans le bas du dos.

    Dégraissage, dégraisser : Au sens propre, enlever la graisse. Depuis 1974, date de la crise pétrolière – et de la crise tout court – le mot s'emploie pour «effectuer des économies », en taillant dans les effectifs d'une entreprise, les salariés de celle-ci étant substantivés en graisse, donc en matière superflue, laide, inutile, néfaste. Il faut bien se représenter ceci : l'être humain est ravalé au rang de la matière. C'est l'essence du racisme, qui noie le sujet dans la masse indistincte de son «espèce ». Conseil pratique : conserver bien au chaud, dans le creux de sa main, une gifle pour ceux qui profèrent cette insanité.

    Annexe 6 :
    Une gauche qui n'est pas immunisée

    Extrait de l'article La nouvelle vulgate planétaire de Pierre Bourdieu dans le MONDE DIPLOMATIQUE de mai 2000 :

    La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire - dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d'obsolescence ou d'impertinence présumées - est le produit d'un impérialisme proprement symbolique. Les effets en sont d'autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d'archaïsmes et d'obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d'entre eux, se pensent toujours comme progressistes.

    Développement, développement durable : Les notions de développement et de progrès sont inconnues des sociétés qui n'ont pas vécu la révolution philosophique et scientifique du 18° et 19° siècle. Il n'existe donc pas d'autres formes de développement que le développement occidental, reposant sur la croissance. Or c'est bien le développement (puisqu'il n'y en a qu'un) qui est à l'origine des difficultés actuelles. Défendre le développement c'est donc « se tirer une balle dans le pied ». Pour les «anti-développement», la mise en œuvre de modèles économiques alternatifs n'est possible que si l'on « sort » de l'idéologie du « développement » ou du « progrès ». C'est bien parce que la notion de « développement - durable » ne remet pas en cause la croissance, que tous les gouvernements ou multinationales du monde se sont emparés de cette notion. En effet, dès l'origine, les institutions internationales (nations unis, banque mondiale …) envisagent la croissance comme une condition du « développement durable ». Cette notion repose sur le pari irréaliste que le maintien des équilibres écologiques ou sociaux est compatible avec la poursuite infinie de la croissance et que les recours industriels (nouvelles technologies) permettront de sortir de l'impasse. Défendre le développement durable, c'est donc ne rien vouloir changer sur le fond.

    Alter mondialisme, autre mondialisation : « Autre » est un adjectif commode qui permet de concilier sans frais acquiescement et refus. C'est le pendant d'un célèbre « oui, mais », une sorte de « non, mais », l'amorce d'une trahison. Ainsi dira-t-on « une autre mondialisation » pour exprimer un refus de la « mondialisation néo-libérale ». Mais, qu'est-ce que la mondialisation si ce n'est un euphémisme d'«impérialisme américain»  (ou plus précisément de la mise en coupe réglée de la planète par les puissances financières, sous l'égide des intérêts américains) ?
    En réalité, il n'existe pas d'autre mondialisation que celle là. Bien sûr, « si tous les gars du monde voulaient se donner la main…tout autour de la terre…» il en irait peut-être autrement, mais il faudrait être bien naïf pour voir dans cette image poétique une figure possible de la mondialisation. Se dire partisan d'une autre mondialisation, fût-elle «citoyenne», c'est sauter le pas, c'est franchir le Rubicon, c'est faire la concession mortelle. Il faut, si nous voulons redonner un sens aux mots, et une pertinence aux idées, mettre un terme à ces formules euphémiques. Il n'y a qu'une seule manière aujourd'hui de s'opposer à la mondialisation, c'est d'être résolument anti-mondialiste.

    ANNEXE 7 : Une langue qui s'appuie sur une série d'oppositions et d'équivalences

    «  Comme toutes les mythologies de l'âge de la science, la nouvelle vulgate planétaire s'appuie sur une série d'oppositions et d'équivalences, qui se soutiennent et se répondent, pour dépeindre les transformations contemporaines des sociétés avancées : désengagement économique de l'Etat et renforcement de ses composantes policières et pénales, dérégulation des flux financiers et désencadrement du marché de l'emploi, réduction des protections sociales et célébration moralisatrice de la « responsabilité individuelle »  (Extrait de l'article La nouvelle vulgate planétaire de Pierre Bourdieu dans le MONDE DIPLOMATIQUE de mai 2000)

    Le marché et l'Etat dans la LQR (Source : La nouvelle vulgate planétaire - Pierre BOURDIEU - LE MONDE DIPLOMATIQUE - mai 2000)

    Marché Etat
    liberté contrainte
    ouvert fermé
    flexible rigide
    dynamique, mouvant immobile, figé
    futur, nouveauté passé, dépassé
    croissance immobilisme, archaïsme
    individu, individualisme groupe, collectivisme
    diversité, authenticité uniformité, artificialité
    démocratique autocratique (« totalitaire »)

    La modernité / L'archaïsme

    Modernité, moderniser : Sans avoir de penchant pour l'un ni pour l'autre, on peut remarquer que la modernité est toujours associée au libre échange, à la monnaie forte, à l'Europe du libéralisme et des privatisations, etc. tandis que l'archaïsme est associé au secteur public, au peuple, aux syndicats, à l'Etat "providence". Moderniser est le dernier avatar d'un concept connu également par les verbes et expressions restructurer, rationaliser, dégraisser, présenter un plan social, et qui ne signifie rien d'autre que licencier, jeter les gens à la rue, tailler dans les effectifs. Mais on n'est plus aussi grossier : on est moderne.

    Archaïque (archaïsme) : Traction hippomobile, lampe à pétrole, moulin à eau, impôt, salaire minimum, congés payés, grève, conventions collectives, retraite par répartition, refus de la Bourse. Les Français, non contents de garder leurs habitudes archaïques, s'y vautrent. Ainsi en est-il de leur regrettable réticence à l'égard de la Bourse, de leur attachement lamentable à des pratiques incompréhensibles, telle la réduction du temps de travail, que les pays étrangers considèrent avec la condescendance qui sied à ce genre de fantaisie. Superlatif : paléolithique. Interviewé sur son livre «Ma vérité sur la planète», CLAUDE ALLÈGRE affirme dans Matin Dimanche (mai 2007) qu'« il n'est pas réaliste de dire qu'il faut arrêter de se développer, de se déplacer en avion, d'utiliser la voiture. C'est une attitude négative, régressive mais surtout idiote, car personne ne suivra cette ligne qui nous ramène aux cavernes ».

    Conservatisme : Respect exagéré d'institutions absurdes, périmées, inefficaces et injustes. Parmi elles, S.M.I.C., retraite, congés payés, Sécurité Sociale, Code du Travail. Ce conservatisme nuit aux deux extrémités de l'échelle sociale : aux pauvres, auxquels il interdit de travailler pour un salaire de misère et aux investisseurs, qu'il décourage d'investir dans des pays abritant des institutions aussi obsolètes. Ce conservatisme prend aussi le nom de lourdeur (en général associée à bureaucratique), de rigidité (associé à culturelle), de corporatisme (associé à syndical), de crispation (associée à d'un autre âge).

    Retard : Dans le domaine économique et social, s'entend d'un niveau inférieur de la prospérité économique. Un pays où l'éventail des revenus est resserré est un pays en retard. Un pays où les riches s'enrichissent au détriment des pauvres est un pays en avance. Le retard se dit aussi de l'absence de possession d'un certain nombre d'objets d'autant plus précieux qu'ils sont inutiles, chers et ostentatoires : téléphone portable, micro-ordinateur, Palm-Pilot. Le retard consiste à faire ses courses au marché plutôt que par Internet et de se les faire livrer par des grouillots (baptisés emplois de proximité).

    Eux / Nous

    Etrangers (pays) : Les mêmes que l'on trouve dans la Communauté internationale. Les pays étrangers n'ont pas de prélèvements obligatoires, pas de Sécurité sociale (ou très peu), une administration respectueuse envers les riches, beaucoup d'actionnaires. Les pays étrangers sont donnés en exemple de dynamisme, de modernité.

    Exception (française) : La France, par rapport aux pays étrangers, est une triste exception. Secteur public pléthorique (et inefficace), réglementation tatillonne (kafkaïenne), impôts et prélèvements confiscatoires. Elle doit marcher dans le bon sens car on ne peut avoir raison contre tous. Au XVIe siècle, la France chrétienne s'est alliée aux Infidèles et a fait échec à Charles Quint. Au XVIIe siècle, durant la guerre de Trente ans, la France catholique s'est alliée aux hérétiques suédois contre les puissances catholiques, et l'Empereur a cédé. A partir de 1789, la France a défié l'Europe monarchique, et, au XIXe siècle, les principes révolutionnaires ont sapé les gouvernements d'Ancien Régime. Dans les années 30 du XXe siècle, la France, sur le continent, était un des rares pays à ne pas avoir sombré dans la dictature de droite. Les régimes de cette espèce ont fini dans le sang, l'opprobre ou le ridicule. De tout temps, des Français (Ligueurs, Dévots, Emigrés, fascistes, aujourd'hui ultralibéraux) n'ont vu dans leur pays qu'un clou qui dépasse et qu'il faut enfoncer à coups de marteau.

    Franco-français : Adjectif très prisé du Chroniqueur économiquement correct. Qualifie des préoccupations, des idées, des discussions, des moeurs dont ne sont pas affligés les pays étrangers. Il est franco-français de se demander si la retraite par capitalisation sert à quelque chose, il est franco-français de discuter du niveau du salaire minimum. Dans les pays étrangers les pauvres n'ont pas besoin de fonds de pension, ils sont morts avant (non sans avoir cotisé pour les riches). Ce qui est très franco-français est de se complaire dans des débats archaïques et des idées paléolithiques.

    Bons ou mauvais élèves (de l'Europe, du F.M.I., de la Banque Mondiale, de l'O.C.D.E. etc.) : Comme à l'école, le bon élève ne se distingue pas par ses facultés intellectuelles, mais par ses résultats et sa capacité à intérioriser les normes. Jeune, le bon élève apprend ses leçons, soigne ses devoirs ; adulte, le bon élève privatise, déréglemente, baisse les impôts. Le bon élève, qui sourit aux citations latines du professeur prépare le souple énarque, qui comprend à demi-mot les allusions du président de la multinationale et les traduit dans un projet de loi sans faiblesse. Un peu de servilité ne messied pas au bon élève : "Chef, chef, je peux tutoyer votre chien ?"

    Réaliste / Utopique

    Pragmatique : Dans le langage moderne, qui recherche l'utilité et l'efficacité. Par glissement de sens, qui prend les choses telles qu'elles sont et ne cherche pas, au nom des idéologies, à les changer. Par exemple, une usine qui pollue exige d'énormes investissements pour être propre. Mais pourquoi exiger cela de ses propriétaires, qui risqueront alors de la transférer vers des cieux plus cléments ? On est donc pragmatique, on ne lui impose rien. Les ouvriers ont le S.M.I.C. en salaire et le cancer en prime.

    Dogme : Dans la bouche du Chroniqueur économiquement correct, désigne la retraite à 60 ans, le S.M.I.C, les conventions collectives. Synonymes : idéologies (au pluriel), politiquement correct, théologie, théologique

    Idéologies : Employé au pluriel, pour déconsidérer le concept. Pour un esprit superficiel, peut laisser penser qu'il s'agit des idéologies qui se sont succédé au cours du XXe siècle : socialisme, communisme, fascisme, nazisme, franquisme, justicialisme, salazarisme, etc. En fait, implicitement réservé aux seules idéologies de gauche, et même à la seule pensée de gauche en général (de Laurent Fabius à Arlette Laguiller). Est employé pour évoquer massacres, inefficacité économique, dictature. Est idéologique ce qui contribue à diminuer les revenus des plus riches. Très bien porté : confondre dans le même opprobre idéologies d'extrême droite et d'extrême gauche, exercice qu'affectionne Jean-François Revel.

    Idéologique : S'oppose à réalisme, pragmatisme. Assurer à chacun un logement décent, des soins de qualité, une éducation correcte est idéologique. Laisser croupir les pauvres dans des taudis, leur refuser l'accès aux soins, leur dispenser une éducation au rabais, les abrutir de télévision est réaliste.

    Surréaliste : Dans le langage du Chroniqueur économiquement correct, tout ce qui entre en contradiction avec la réalité, définie par les marchés et les chefs d'entreprise. Sont donc surréalistes les 35 h, le SMIG, le droit de regard des syndicats, le Code du Travail, la taxe Tobin, la volonté de démantèlement des paradis fiscaux, etc. Pour le Chroniqueur économiquement correct, Bernard Thibault (secrétaire général de la C.G.T.) est le successeur d'André Breton.

    Utopique : Chimérique, illusoire, irréalisable : par exemple des services publics efficaces, un Etat économe des deniers publics, un impôt équitable. Prétendre réaliser l'utopie relèverait donc d'un manque de réalisme rédhibitoire ou d'une perversion surréaliste. N'étaient-ce pas ces trublions de mai 68 qui demandaient : « soyez réalistes : exigez l'impossible » ? A présent que l'ère de la rationalité et du pragmatisme est heureusement advenue, on est enfin débarrassé de ces scories idéologiques. Il n'est pourtant pas aussi assuré que l'on puisse ainsi congédier l'étymologie du mot et son histoire, ignorer par exemple que «utopie» signifie étymologiquement «d'aucun lieu», et que le mot a été créé, au XVIe siècle par Thomas More, pour brosser le tableau d'une société idéale. Dire que ce qui, aujourd'hui relève de l'utopie, ne trouvera jamais un commencement de réalisation, relève alors de l'interprétation et d'une conclusion plutôt hâtive. Qui peut assurer que l'utopie d'aujourd'hui ne nourrira pas la réalité de demain, et qu'il ne faut pas «vouloir l'impossible pour réaliser tout le possible» ?

    Tabou / Politiquement correct

    Il est tabou de dire qu'on veut supprimer le S.M.I.C., la Sécurité Sociale, la retraite par répartition. Ne plus avoir de tabou, c'est dire que les pauvres sont paresseux, incapables, moches, méchants et contrefaits. Ne plus avoir de tabou, c'est se moucher dans la nappe. Le « politiquement correct », expression voisine d'idéologique et d'idées de gauche, est une dictature de la pensée, qui empêche de qualifier le chômeur de paresseux, le fonctionnaire de vampire, le pauvre de rebut, l'Etat de parasite, la Sécurité Sociale de monstre, l'impôt de supplice, François Pinault de génie et Bill Gates de bienfaiteur de l'humanité.

    Ouvert d'esprit, modéré, nuancé / Etroit d'esprit, extrémiste, manichéen

    Les opposants à la mondialisation libérale, dont l'esprit est résolument étroit, sont peu enclins au dialogue. Ils imposent une véritable dictature de la pensée. Le mot modéré est un terme employé par le Chroniqueur économiquement correct, pour qualifier la gauche qui ne verse pas dans l'extrémisme d'Attac. Chacun sait que les pauvres perdent leurs dents très tôt, faute d'argent pour se les faire soigner. Eh bien, être "modéré" c'est penser que ces pauvres ont bien de la chance car ils pourront toujours manger du potage. Sont taxés de manichéens les jugements sans nuance de la gauche anti-libérale qui tranchent avec la finesse des analyses libérales (« Le chômage est volontaire », « Les partisans du Non sont d'extrême droite » etc.)

    ANNEXE 8 : Merveilles de l'euphémisme

    D'après des textes réalisés par Les amis du Monde Diplomatique et le l'ouvrage d'Eric Hazan LQR

    Dans la LQR on ne dit pas On dit
    Capitalisme Economie de marché, Néo-libéralisme
    Casse du droit du travail, de la protection sociale, des services publics Toilettage du droit du travail, Modernisation, Réformes (Réforme de l'impôt = baisse sur les tranches élevées ; Réforme de l'administration = abolition du Code du Travail ; Réforme de l'école = soumission des programmes aux chefs d'entreprise ; Les réformes sont toujours indispensables et trop tardives).

    Pour les « pays en développement » on emploiera « Plan d'ajustement structurel »
    Licenciement Plan social, restructuration
    Remise en cause du droit de grève Service minimum
    Employé par les commentateurs lors de chaque grève des transports. Qu'est ce qu'un service minimum ? C'est une grève qui ne gêne personne. La grève n'est pas contestée dans son principe, mais vidée de ses effets. Comme ces personnes qui disent : « Je ne suis pas raciste, mais… ». « Je ne suis pas contre les Arabes s'ils sont clairs, riches, s'ils s'appellent Gaston et vont à la messe le dimanche ». « La vue des Noirs ne me choque pas, s'ils sont café au lait, avec beaucoup de lait et un nuage de café. » La « bonne » grève ne gêne ni les usagers ni l'entreprise. Pour les néo-libéraux, la grève avec service minimum, c'est « le couteau sans lame auquel manque le manche».
    Privatisation Ouverture de capital (où l'on insiste sur l'achat d'actions par le grand public)
    Partenariat avec le secteur privé
    Transformation des éducateurs en policiers Partenariat entre l'école et la police
    Expulsion Eloignement
    Profits ou bénéfices Dividendes, retour sur investissement, résultat net, création de valeur
    Quand un patron fait travailler ses ouvriers 11 heures, quand il les paie 8 heures à un tarif inférieur au S.M.I.C., quand il encaisse des subventions sans embaucher, il n'exploite pas ses salariés ni n'extorque la collectivité : il crée de la valeur pour l'actionnaire.
    Domestiques des riches Emplois de services ou de proximité
    Dans le Nouvel Observateur n° 1921, du 30 août au 5 septembre 2001, Alain Madelin affirme qu' « un emploi à forte valeur ajoutée induit de nombreux emplois de services, pour peu qu'il puisse disposer lui-même d'une part suffisante de cette valeur ajoutée, c'est-à-dire que l'environnement fiscal lui permette de la dépenser ». Traduction : « Si l'impôt plume les riches, ceux-ci ne pourront plus donner à leurs domestiques les restes du gâteau de dimanche et le pantalon défraîchi d'Ernest-Antoine ».

    Un exemple d'euphémisme : le mot « Mondialisation »

    On pourrait faire la même démonstration à propos de la notion fortement polysémique de « mondialisation », qui a pour effet, sinon pour fonction, d'habiller d'oecuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l'impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. Au terme d'un retournement symbolique fondé sur la naturalisation des schèmes de la pensée néolibérale dont la domination s'est imposée depuis vingt ans grâce au travail des think tanks conservateurs et de leurs alliés dans les champs politique et journalistique (1), le remodelage des rapports sociaux et des pratiques culturelles conformément au patron nord-américain, qui s'est opéré dans les sociétés avancées à travers la paupérisation de l'Etat, la marchandisation des biens publics et la généralisation de l'insécurité salariale, est accepté avec résignation comme l'aboutissement obligé des évolutions nationales, quand il n'est pas célébré avec un enthousiasme moutonnier. L'analyse empirique de l'évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la « mondialisation » n'est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu'invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. Loin d'être, comme on ne cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital (2).(Extrait de l'article La nouvelle vulgate planétaire de Pierre Bourdieu dans le MONDE DIPLOMATIQUE de mai 2000)

    (1) Lire Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Raisons d'agir Editions, Paris, 1998.
    (2) Sur la « mondialisation » comme « projet américain » visant à imposer la conception de la « valeur-actionnaire » de l'entreprise, cf. Neil Fligstein, « Rhétorique et réalités de la "mondialisation" » , Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, nno. 119, septembre 1997, p. 3647.

    ANNEXE 9 : Un exemple de renversement de la dénégation freudienne : Le discours sur l'humain

    D'après des textes réalisés par Les amis du Monde Diplomatique et à partir de LQR d'Eric Hazan

    Ressources humaines : Les anciens directeurs du personnel se sont transformés en directeurs des ressources humaines, dans une période où la précarité est venue s'ajouter au contrôle disciplinaire pour effacer tout ce qui restait d'humain dans les entreprises, et lorsque la consommation des drogues psychotropes par les salariés a commencé à exploser.

    A visage humain (capitalisme, taylorisme …) : Jolis oxymores donnant une dose d'humanité à un système d'exploitation de plus en plus inhumain

    Capital humain : Est-ce le capital qui devient ainsi plus humain ou est-ce l'humain qui est ramené au rang d'une marchandise (un capital à rentabiliser) ? La parenté est curieuse entre les théories néolibérales du « capital humain » et la brochure de Staline longtemps diffusée par les Editions sociales : L'homme, capital le plus précieux. Le capital humain est une sorte de potentiel cristallisant toutes les capacités physiques et intellectuelles du travailleur. Marx aurait parlé de « Force de travail »  (version datée du capital humain). Comme le dit Laurent Cordonnier dans « Pas de pitié pour les gueux » (Editions Raisons d'agir 2000), «En pratique, même si l'on a du mal à s'en rendre compte, tout le monde est capitaliste, seuls diffèrent les types de capitaux dont chacun dispose en plus ou moins grande quantité, et en proportions variées: capital humain, capital machine, capital brevet, etc. »

    Annexe 10 : Un exemple de renversement de la dénégation freudienne : l'égalité dans la diversité

    Egalité des chances : L'expression « égalité des chances » envahit le discours à peu près au même rythme que l'inégalité des chances se renforce. Ajouter quelque chose à un mot peut avoir pour effet d'affaiblir le terme, le déformer, voire le contredire. Lorsqu'une personne dit non plus je t'aime, mais je t'aime bien, c'est qu'elle ne l'aime plus du tout. Ainsi en va-t-il des expressions « liberté économique » ou « égalité des chances » (expressions favorites de M. Alain Madelin). « Egalité des chances » est une expression pernicieuse car est la négation de l'esprit même d'égalité. Le principe d'égalité des chances donne toute sa légitimité à la question : "Si les pauvres se plaignent de leur état, sont-ils fondés à le faire ?". Il permet au Chroniqueur économiquement correct d'invoquer les spectres de l'égalité, de la justice et de la morale afin de pourfendre tout archaïsme. L'égalité des chances légitime la raison du plus fort, et consiste à souhaiter que tous les êtres humains-gladiateurs soient jetés dans l'arène du marché équipés des mêmes armes. Les faibles mourront, certes, mais ce sera uniquement de leur faute. Ainsi, l'égalité des chances devenue réalité, il est indécent de remettre en cause la fortune immense de Tiger Wood, champion du monde de golf, parce que "nous aurions tous pu devenir champion du monde de golf". Peut-on critiquer un système fondé sur une notion aussi juste, morale et égalitaire ?

    Equité :  Comme pour l'égalité des chances, plus le monde est inéquitable plus on parle d'équité. Ce principe est à la base des politiques de discriminations positives. Au nom de l'équité, des bourses d'études sont octroyées, des Zones d'éducation prioritaires sont crées, des quotas de noirs sont imposés dans les universités américaines etc. Le principe d'équité n'induit pas de traitement égal des individus mais au contraire un traitement différencié selon la situation de chacun. Il peut en effet sembler juste d'octroyer des droits spéciaux à ceux qui en ont le plus besoin et de les refuser à ceux qui ne souffrent pas de handicaps particuliers. C'est donc également au nom de l'équité, que certains préconisent de restreindre la protection sociale aux plus démunis. Les autres n'ayant plus d'autre choix que de recourir à des assurances privées. La notion d'équité offre donc l'avantage de remettre en cause, au nom de la justice (donc en passant pour un humaniste), l'universalité des droits de chacun. Or l'universalité des droits est au fondement même de la solidarité dans une société démocratique (pourquoi ceux qui ne bénéficient plus du système public de protection sociale continueraient-ils à la financer ?)

    Diversité : A l'ère de l'uniformisation de masse et de l'apartheid rampant, le respect de la diversité s'impose comme un thème majeur. Dans le monde du 17 octobre 1998, Claude Allègre préconise « La prise en compte de tous les talents, ce qui implique l'égalité dans la diversité », c'est-à-dire quelque chose qui ressemble singulièrement à l'inégalité. L'entreprise aussi s'ouvre à la diversité : dans l'agence d'intérim Adecco ou chez Total, on nomme des directeurs de la diversité. Le journal Libération du 5 octobre 2004 annonce que l'institut Montaigne, club de réflexion patronal, et l'entreprise de télécoms CS (Communication et Systèmes) vont rendre publique une Charte de la diversité. Dans une étude récente, l'institut Montaigne préconise une connaissance ethno-raciale des salariés de façon à « mettre en lumière les discriminations existantes » et « montrer les progrès vers une plus grande diversification des recrutements ». Notons également que CS est une société spécialisée dans des systèmes de surveillance sophistiqués d'application essentiellement militaire.

    Multiculturalisme : Plus la xénophobie se développe, plus la notion de multiculturalisme s'impose. Ce que l'on sait peu c'est que cette notion a été lancé au cours des années 70,80 par l'extrême droite la plus dure, celle d'Alain de Benoist et des membres du GRECE (Groupement de Recherche et d'Etudes de la Civilisation Européenne). Leur champ sémantique centré autour de l'anti-égalitarisme (identités particulières, droit à la différence, personnalité ethnoculturelles) a contaminé le discours général. Dans L'idéologie multiculturaliste en France, entre fascisme et libéralisme (2004) Fabien Ollier affirme : « A l'interface de deux idéologies secrétées par le capitalisme, l'idéologie libérale et l'idéologie fasciste, le multiculturalisme c'est dire le partage mais faire l'apartheid »

    La notion de multiculturalisme :

    Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme » , terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu'aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l'exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l'« opportunité pour tous » , corrélative de la banqueroute qui affecte le système d'enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s'intensifie et où les inégalités de classe s'accroissent de manière vertigineuse.
    L'adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l'exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique », alors que son véritable enjeu n'est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l'accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l'Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l'Etat.
    Le « multiculturalisme » américain n'est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique - tout en prétendant être tout cela à la fois. C'est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d'un gigantesque effet d'allodoxia national et international (1) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n'en sont pas. C'est ensuite un discours américain, bien qu'il se pense et se donne comme universel, en cela qu'il exprime les contradictions spécifiques de la situation d'universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n'ont d'autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles. C'est dire que le « multiculturalisme » amène partout où il s'exporte ces trois vices de la pensée nationale américaine que sont a) le « groupisme » , qui réifie (2) les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principes de connaissance et de revendication politique ; b) le populisme, qui remplace l'analyse des structures et des mécanismes de domination par la célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte ; c) le moralisme, qui fait obstacle à l'application d'un sain matérialisme rationnel dans l'analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités » , alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau (3): pendant que les philosophes se gargarisent doctement de « reconnaissance culturelle » , des dizaines de milliers d'enfants issus des classes et ethnies dominées sont refoulés hors des écoles primaires par manque de place (ils étaient 25 000 cette année dans la seule ville de Los Angeles), et un jeune sur dix provenant de ménages gagnant moins de 15 000 dollars annuels accède aux campus universitaires, contre 94 % des enfants des familles disposant de plus de 100 000 dollars.
    (Extrait de l'article La nouvelle vulgate planétaire de Pierre Bourdieu dans le MONDE DIPLOMATIQUE de mai 2000)

    (1) Allodoxia : le fait de prendre une chose pour une autre.
    (2) Réifier : qui transforme en chose
    (3) Pas plus que la mondialisation des échanges matériels et symboliques, la diversité des cultures, ne date de notre siècle puisqu'elle est coextensive de l'histoire humaine, comme l'avaient déjà signalé Emile Durkheim et Marcel Mauss dans leur « Note sur la notion de civilisation » (Année sociologique, nno. 12, 1913, p. 46-50, vol. III, Editions de Minuit, Paris, 1968).

    Annexe 11 : Quelques exemples d'« essorages sémantiques »

    Exemples tirés de LQR d'Eric Hazan ainsi que des textes réalisés par Les amis du Monde Diplomatique

    L'adjectif « social »

     
    Travailleurs sociaux, logements sociaux, prestations sociales… Tout ce que l'Etat met tout en œuvre pour éviter l'explosion sociale
    Fracture sociale, plan de cohésion sociale Formules habiles pour justifier des « joyeusetés » comme le « contrat avenir » qui fait suite au TUC, au CES etc. ingénieuses trouvailles toutes destinées au traitement social du chômage
    Dialogue social entre partenaires sociaux Salariés et patrons sont des amis qui discutent
    Plans sociaux Euphémisme de licenciements collectifs
    Chantiers sociaux « L'un des vastes chantiers sociaux de l'automne, le toilettage du droit du travail » Le journal du dimanche 19 septembre 2004 (comprendre : l'assouplissement des procédures de licenciement).
    Médiation sociale (dispositif de)Des individus qui ne sont pas des policiers sont chargés d'assurer « une présence nocturne, une veille technique et sociale sur le quartier »
    Refondation sociale Cette expression est un oxymoron, c'est-à-dire une figure de style reliant deux termes contradictoires. En effet, le mot refondation s'apparente, par son préfixe, à des mots tels que réaction, restauration, retour, termes fort prisés des conservateurs. Cela jure bien évidemment avec social, à l'opposé des préoccupations des dits conservateurs. Comment concilier les deux termes ? En se souvenant que dans refondation, il y a fondation, de la même racine que fonder, où l'on trouve aussi… fondement. On peut alors lire ainsi l'expression refondation sociale : le social, je me le mets au fondement.

    Le vocabulaire de la démocratie

    « République » est utilisé « à toutes les sauces ». Par exemple, au sujet des jeunes filles voilées  Fillon déclare que « La République sera d'une fermeté absolue». Accompagnant l'essorage du mot « République », le vocabulaire de la Révolution prolifère de manière paradoxale. Par exemple «citoyen», nom que se donnaient les acteurs de la rupture avec l'ancien Régime, sert désormais à qualifier les attitudes publiques et les comportements commerciaux les plus conformes à l'esprit du temps : entreprise citoyenne, initiative citoyenne, comportement citoyen … L'expression « Droits de l'homme » est devenu quant à elle un produit d'exportation ou de parachutage vers les pays en développement, en compagnie de médicaments périmés, sang contaminé, mines antipersonnel et directives du FMI

    Modernité, modernisation

    La novlangue utilise le mot modernité dans deux directions diamétralement opposées. Tantôt la modernité est un idéal, qui suppose l'intériorisation des valeurs occidentales (ce qui exclut les pays « arabo-musulmans »). Tantôt la modernité est une malédiction. Si la modernité est un idéal ou un épouvantail, la modernisation est toujours présentée comme un processus indispensable pour éviter le déclin. Dans la stratégie de maintien de l'ordre le mot a deux fonctions. Tout d'abord faire croire que la modernisation est un processus mené dans l'intérêt de tous et qu'il n'y a ni raison ni moyen de s'y opposer. Ensuite masquer le fait inquiétant que personne ne sait où l'on va.

    Privilèges,  privilégié

    Les « privilèges » étaient autrefois ceux de la noblesse. Aujourd'hui, le mot désigne les protections des salariés. L'usage de l'expression « privilégié » participe de la transformation des victimes en coupables. Le « privilégié » ou « nanti » est un salarié bénéficiant d'un contrat à durée indéterminée et d'un salaire dans la moyenne. Les privilégiés, non seulement ont le droit de grève, mais, en plus ont l'audace de l'exercer. Les fonctionnaires, à cet égard, sont des super-privilégiés, ou des nantis. Pour la pensée ultra-libérale, la maladie est la norme et la santé l'exception (malheureuse). Plutôt que de vacciner, il faut i-no-cu-ler. Tout le monde malade ! Tout le monde au RMI ! Tout le monde à la rue !

    Annexe 12 : L'exaltation de la société civile

    Texte réalisé à partir de LQR d'Eric Hazan

    D'un côté on exalte la démocratie, de l'autre on célèbre les vertus de la société civile sans se soucier de la contradiction que cela comporte. Avec cette curieuse expression, qui ne s'oppose ni aux militaires, ni aux ecclésiastiques, mais au personnel politique (en gros, les élus et l'appareil gouvernemental), la LQR rétablit un divorce entre « tout ce qui n'appartient pas au monde politique, à l'univers étatique» et même s'oppose à ces derniers (associations, ONG, syndicats, individus jouant un rôle public …). L'expression tend à dévaloriser toute la politique puisque les représentants politiques sont ramenés à l'état de parasites sans aucun lien avec la société qui les nourrit. En faisant la promotion de la société civile, toujours présentée comme honnête, efficace, désintéressée, on insinue l'idée d'une décrépitude du politique fondée sur le jeu parlementaire et les partis et on cultive l'idée qu'il faut moins d'Etat pour faire davantage participer la « société civile », autrement dit les individus. Or c'est oublier que la société civile est moins un contrepouvoir qu' « un relais dans la technologie moderne du pouvoir » (Foucault). Ainsi personne ne s'étonne que l'ex ministre de la justice D. Perben réactive le club Dialogue et Initiative fondé par Raffarin, Barnier et Barrot et lui-même dans le but de « dialoguer avec la société civile ». De même, personne ne s'étonne que des politiques de lutte contre la violence soient mises en œuvre par des think tank néo-libéraux appartenant à la société civile. Promouvoir la société civile c'est donc promouvoir les entrepreneurs et les financiers. De même les ONG (dont la popularité remonte aux années 60 avec Greenpeace et Médecins sans frontières) sont souvent détournées de leur but. La plupart sont financées et patronnées par des agences d'aide au développement elles mêmes financées par les gouvernements occidentaux, la Banque mondiale, les Nations Unies et quelques multinationales. Plus les dévastations du néolibéralisme sont grandes, plus les ONG prolifèrent. Bombardements humanitaires de l'ex-Yougoslavie, récupération d'SOS racisme ou de Ni putes ni soumises sèment tout de même le doute.

    Annexe 13 : L'exaltation des valeurs universelles (exemple tiré de LQR d'Eric Hazan)

    « L'Union (européenne) est fondée sur les valeurs de respect et de dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'Etat de droit ainsi que du respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités, dans une société caractérisée par le pluralisme, la non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes ». (Article 1-2 du projet de traité constitutionnel européen)

    Annexe 14 : L'exaltation des nobles sentiments (exemples tirés de LQR d'Eric Hazan)

    Faire preuve de courage

    Dans la LQR, on mesure le courage politique à l'impopularité des mesures adoptées. Le courage politique est une vertu nécessaire pour s'attaquer aux classes pauvres ou moyennes qui, nul ne l'ignore, sont assistées, profiteuses, nanties et, surtout, privilégiées. Il est souvent invoqué lorsqu'il s'agit de prendre des mesures douloureuses en matière de protection sociale. Le courage politique de ceux qui s'attaquent aux intérêts des plus faibles va bien évidemment de pair avec l'irresponsabilité de ceux qui s'attaquent aux intérêts patrimoniaux des dominants. Les mesures sont alors qualifiées de doctrinaires, idéologiques, irréalistes, suicidaires.

    Mais aussi de bienveillance

    S'occuper des plus faibles : L'intitulé des différents ministères et secrétariats d'Etat indique toute la sollicitude du pouvoir envers les « petits » : Ministre délégué à l'égalité des chances, Ministre à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, Ministre délégué à la Cohésion sociale et à la Parité, Secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion etc.

    Etre capable d'émotion, d'indignation, d'effroi : En tant que dirigeant ou journaliste il est bon de s'indigner face à l'odieux, l'inacceptable, l'inqualifiable (agression dans un RER, incendie d'une école ou d'un centre social par exemple)

    Etre à l'écoute : Plutôt qu'à l'indignation, la tendance naturelle de nos élites les porterait au contraire à l'écoute bienveillante du peuple enfant, pas assez éduqué-informé pour comprendre le sens des efforts faits pour lui venir en aide. Aussi, faut-il faire preuve de « pédagogie », d' « écoute », mener des actions de « proximité ».

    Travailler pour le bien commun :
    - Dans sa campagne pour les jeux olympiques en 2012, Bertrand Delanoë affirme qu'il voulait que ces jeux, sponsorisés par Bouygues et Carrefour, soient « populaires, solidaires, écologiques et éthiques ».
    - Le thème de la convivialité, qui vise à faire contrepoids au discours répressif, est l'un des plus répandus. Ainsi, dans des couloirs de métro envahis d'équipes de sécurité avec chiens d'attaque on plaque des affiches conseillant la « convivialité » dans les transports en commun ! Le « i-tgv » sur la ligne Méditerranée comportera trois espaces : « bien être », « convivialité » et « découverte ». Les contrôleurs prendront le nom de « superviseurs ». Convivialité de Paris plage, « environnement végétalisé », « espaces civilisés », il s'agit de représenter une ville propre et joyeuse vivant des expériences festives et communautaires. Avec caméras de surveillance à la clef.
    - Afin de montrer sa détermination, il peut être utile de recourir à l'amplification rhétorique. C'est le rôle joué par les métaphores guerrières. Ainsi, le gouvernement se mobilise, monte au créneau, a fixé une feuille de route, mène la bataille pour l'emploi, voit déjà une fenêtre de tir si le oui l'emporte au référendum, lance un appel à la mobilisation générale. Notre président fait appel à sa garde rapprochée. Le développement du tourisme est devenu le fer de lance de l'économie régionale. Les grandes surfaces lancent une offensive sur le front des prix avec des opérations coup de poing.

    Annexe 15 : Une sémantique « antiterroriste » (Textes réalisés à partir de LQR d'Eric Hazan)

    Arabo-musulman : On connaissait judéo-bolchéviques, hitléro-trotskistes mais aujourd'hui l'heure est à l'arabo-musulman. Malgré son affinité affichée pour le divers et le multiple, la LQR a une prédilection pour les mots les plus globalisants, propres à en imposer aux masses mais qui sont parfaitement creux. Ainsi, de la même façon qu'on plaçait sous la rubrique «barbare» tout ce qui n'était pas grec, on réalise un amalgame de tous les basanés dans des catégories globales telles que « intégrisme», «fondamentalisme», « arabo-musulman » etc. Le succès de la formule « arabo-musulman », qui est très utile pour légitimer la « lutte antiterroriste », repose sur l'ignorance des Français dont beaucoup sont convaincus que les turcs et les Iraniens sont des Arabes et que tous les Arabes sont des musulmans.

    Maghrébin, issu(es) de l'immigration : Pour récupérer les Arabes citoyens français dans le grand amalgame des arabo-musulmans, on dispose d'autres expressions globalisantes comme maghrébin ou issu(es) de l'immigration. Le mot « maghrébin » est un euphémisme, apparu après l'indépendance pour remplacer nord-africain, trop lié à l'expression méprisante du bon vieux temps « nordaf ». Entre Agardi et Djerba, on ne se définit pas comme maghrébin. Par contre, la mythomane faussement agressé dans le RER n'est que l'une des centaines de femmes décrivant leurs agresseurs comme des « jeunes de type maghrébin ». Ce mot est indéniablement un mot du colonialisme. L'expression « issu(es) de l'immigration » n'est jamais employée au sujet des jeunes gens ou des jeunes filles nés en France de parents portugais, italiens ou polonais. Ces jeunes « issus de l'immigration » vivent dans des « Quartiers sensibles » ou « ultra-sensibles ».

    Repli communautaire : Un récent rapport de la section « dérives urbaines » des renseignements généraux apporte la preuve que cette expression vise des arabo-musulmans qui ne veulent pas s'intégrer dans notre pays et qui, par conséquent, constituent un danger pour notre République, une et indivisible. D'après le Monde du 06 juillet 2004, ce rapport propose huit critères pour déterminer si un quartier sensible est marqué par un risque de repli communautaire :
    « un nombre important de familles d'origine immigrée, pratiquant parfois la polygamie ; un tissu associatif communautaire ; la présence de commerce ethniques ; la multiplication de lieux de culte musulman ; les graffitis antisémites et anti-occidentaux ; l'existence, au sein des écoles, de classes regroupant des primo-arrivants ne parlant pas le français ; la difficulté à maintenir une présence de Français d'origine »

    Islamiste : Le mot islamiste possède un avantage indéniable sur le mot islamique : il rime avec terroriste.

    Al-Qaida : Islamiste va toujours de pair avec Al-Qaida. Peu importe qu'Al-Qaida, en tant qu'organisation tentaculaire et structurée, n'existe tout simplement pas. C'est un ancien responsable de la CIA, chargé de l'infiltration d'agents au Moyen-orient pendant plus de vingt ans, qui le dit dans le journal Libération du 21 novembre 2003 : « Je ne vois rien qui permette de parler d'un « cerveau » derrière ces attentats (à Istanbul). Al-Qaida est une idée, pas un mouvement structuré. »

    Eradiquer, nettoyer : La menace islamiste doit être éradiquée de la même façon que les généraux-bourreaux de l'Algérie prônait une société civile éradicatrice. Sarkozy propose, en juin 2005, de nettoyer au Kärcher la Cité des 4000 de la Courneuve.

    Otages : Personnes dont on s'empare et que l'on retient comme moyen de pression et de chantage. En France – et en Occident en général – les otages apparaissent dans deux circonstances. D'une part lors des attaques à main armée (banques, bijouteries), d'autre part, dans les années 60-70, victimes de guérillas anti-occidentales, soit sudaméricaines, soit palestiniennes. Dans les deux cas, les images de ces peuples ont une forte connotation négative (pour les Sud-Américains, l'imagerie négative, façonnée par Hollywood, oscille entre ridicule et lâcheté). Pour les Palestiniens, point n'est besoin de rappeler les sentiments de nombre de Français vis-à-vis du monde arabe. Le preneur d'otages est perçu comme lâche, cupide, cruel, et, si possible, basané au poil noir (encore mieux s'il est mal rasé). Lorsque les médias décrivent complaisamment les cheminots, postiers, conducteurs de métro en grève comme les preneurs d'otages des Français, la représentation est : salariés = privilégiés = lâches = bandits = terroristes. Ces preneurs d'otages prennent de la valeur si, par surcroît, ils sont salariés du service public et syndicalistes. Mais comment qualifier les chefs d'entreprises ou capitalistes qui menacent de délocaliser leurs sièges dans des paradis fiscaux si l'on ne baisse pas leurs impôts ?

    Annexe 16 : Effacer la division

    Effacement des rapports d'exploitation dans l'entreprise

    Dans la LQR de l'entreprise, on ne dit pas … On dit …
    Cadres Managers, coaches (contrairement au cadre, il ne contrôle pas : il anime)
    Accroissement de la charge de travail des salariés, gains de productivité Satisfaction du client, respect des délais, qualité du service, autonomie, prise de responsabilité, projet …

    Effacement des pauvres et des riches

    Dans la LQR, on ne dit pas … On dit …
    Pauvres Exclus, couches défavorisées, gens modestes (ce qui implique une modération dans les exigences ; de la population des modestes émerge parfois une figure brillante dont les origines sont toujours soulignées)
    Chômeurs Demandeurs d'emplois
    Femme de ménage, surveillant général des lycées, jardinier ou promeneur de chiens etc. Agent d'entretien, conseiller principal d'éducation, emplois de service etc.
    Riches Les classes moyennes supérieures, les élites

    Effacement des classes sociales et des conflits sociaux et idéologiques

    Dans la LQR, on ne dit pas … On dit …
    Classes Couches sociales (d'une rassurante horizontalité), tranches (d'âge, de revenus, d'imposition), catégories (socioprofessionnelles ou autres), milieux (financiers, cycliste, théâtral …) Milieu Terme utile car il permet d'admettre l'hétérogénéité de la société (milieux d'affaires, milieu cycliste …) tout en évitant l'idée d'une division de la société en groupes d'intérêts contradictoires. Les milieux sont censés avoir des opinions, faites tantôt d'inquiétude (« les milieux financiers s'alarment de la montée du pétrole ») tantôt faites de satisfaction mais toujours unanimes. A l'inverse du meson des grecs (centre de la cité, qui était précisément le lieu de débat public), un milieu ne saurait être divisé.
    Prolétariat Classe ouvrière Opprimés Exploités Exclus. Il n'existe pas d'exclueurs identifiables contrairement aux exploiteurs du prolétariat : les exclus ne sont les victimes de personne. C'est pourquoi l'Etat se doit d'aider les exclus. Ce glissement sémantique amène donc à accepter que la lutte contre l'injustice soit remplacée par la compassion, l'action humanitaire. A « Jean Valjean » homme du peuple héroïque, succède le pitoyable exclu, défini d'aborrd par le fait d'être « sans » : sans parole, sans domicile, sans papiers, sans travail, sans droits. Mais attention, trop de compassion il ne faut. Dans une société où chacun est entrepreneur de soi-même, les exclus sont parfois (souvent) responsables de leur situation. C'est pourquoi pousser l'Etat à secourir les exclus est une tentation à laquelle il faut résister.
    Bourgeoisie Patrons Exploiteurs Classe dominante Oligarques Investisseurs (fonds de pension qui dans la réalité n'investissent pas mais s'enrichissent sur le marché financier), milieux financiers ou d'affaires, marchés (autre nom de « Dieu »), élites (relève du registre sportif plus que du domaine politique), contraintes extérieures (expression vague et impérieuse qui signifie « les exploiteurs des autres pays »)
    Lutte des classes Conflit Grève Ennemis de classe Mouvement social, dialogue social, partenaires sociaux (syndicats et patrons sont des alliés qui oeuvrent ensemble au maintien de la paix sociale)
    Maintien de l'ordre social Maintien de la cohésion sociale
    Peuple (trop politique) Population (plus neutre), Consommateurs (contribue à naturaliser les rapports marchands)
    Tiers-monde (évoque trop les luttes de libération des années 60) Pays en voie de développement ou pays émergents

    Le préfixe « post »

    Le préfixe post donne à peu de frais l'illusion du mouvement là où il n'y en a pas. L'expression Post-colonialisme, par exemple, vise à faire oublier que le pillage continue et qu'en France sévissent toujours l'imaginaire et les pratiques coloniales (exemple de la loi du 10 février 2005 imposant aux programmes scolaires d' « accorder à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite »)

    L'expression post-taylorisme au sujet des nouvelles formes d'organisation du travail que l'on range sous l'expression de toyotisme, offre quant à lui l'avantage de renvoyer dans le passé la barbarie du travail parcellisé, alors même que le travail parcellisé et codifié s'étend partout, y compris dans les services (agents d'entretien, employés de la restauration, opérateurs téléphonique …)

    L'expression société post-industrielle a l'avantage de renvoyer l'usine et les ouvriers dans le passé et du même coup la lutte des classes dans le placard des archaïsmes.

    Le recours à l'éthique pour créer le consensus

    Ethiques, (fonds, placements) : Oxymore donnant une touche de moralité à la finance. Pour faire accepter aux Français englués dans leur archaïsme les fonds de pension salvateurs, on enveloppe ceux-ci sous un emballage seyant. Le raisonnement est le suivant : « Vos cotisations de retraite, versées dans des fonds de pension, sont placées en Bourse. Là, elles sont investies dans des entreprises respectant l'environnement, les lois du pays, les normes sociales et la morale (pas d'argent pour les fabricants de mines antipersonnel). Tout est alors pour le mieux dans le meilleur des mondes et grâce au capitalisme, les ouvriers sont maîtres des entreprises. Inutile de préciser que des fonds soumis à autant de contraintes sont d'un faible rapport ! En fait, leur but réel est de subvertir la démocratie, de retourner au suffrage censitaire, où l'individu n'a de droits qu'en tant que possédant. Les capitalistes sont certes supprimés, mais comme dans la célèbre anecdote où un ethnologue demande s'il n'y a plus d'anthropophages dans la tribu qu'il vient de découvrir, et à qui on répond : « Non, on a mangé le dernier à midi ».

    Transparence : Le mot transparence est devenu le plus à la mode alors même que l'opacité politique, financière, policière est de plus en plus dense. La transparence est invoquée – et exigée – pour justifier aux yeux des actionnaires les rémunérations pharaoniques des hauts dirigeants : président directeur général, directeur général, président du conseil d'administration et autres élites. En effet, le péché suprême n'est pas de gagner beaucoup, mais de dissimuler ce que l'on gagne. Dans cette optique, un haut fonctionnaire des finances touchant une enveloppe de 50 000 francs non inscrite au budget est plus coupable qu'un P.D.G. auquel son actionnaire consent 200 millions en stocksoptions. Le scandale – le montant de la rémunération – est effacé par la grâce de la transparence. La « transparence » est même confiée aux renseignements généraux : « Dès mon arrivée au ministère (de l'intérieur) j'ai demandé à avoir une photographie la plus précise possible de la situation de l'islam en France. Car sans ce travail de transparence, c'est la peur qui l'emporte » (Dominique de Villepin, Le Parisien, 7 décembre 2004)

    Exemple de l'article de Rocard pour soutenir Laurence Parisot dans sa démarche de moralisation du capitalisme : Dès la fondation du capitalisme, nombreux furent ceux qui remarquèrent qu'il avait d'autant plus besoin d'éthique qu'il avait moins besoin de règles. (…) Pour moi, la cause est entendue : le capitalisme sombre sous l'immoralité. Nous sommes en train de découvrir qu'il risque techniquement d'y succomber. (…) Le combat de Mme Parisot nous concerne donc tous : il ne s'agit pas seulement de redonner sa dignité à un système qui en a bien besoin, mais surtout de lui permettre de revenir à un fonctionnement efficace et régulier. Nous avons choisi la libre entreprise. Elle exige de bons patrons, respectables et intègres. Sans éthique forte, il n'y a plus de capitalisme. Il va probablement devenir nécessaire que la règle publique y pourvoie. (Michel Rocard – Tous derrière Laurence Parisot - Le Monde du 05 mars 2008)

    ANNEXE  17 - La LQR : la langue du consensus

    Naturaliser le libéralisme et générer un certain fatalisme

    La LQR a parfois pour objectif d'opérer une certaine démoralisation de l'auditoire, d'engendrer un certain fatalisme face aux effets engendrés par la mondialisation néo-libérale. C'est le rôle de tous les discours fatalistes portant sur l'évolution, le poids des contraintes (budgétaires, extérieures), la vitesse des changements (« circulez y a rien à voir et y a rien à faire ! »), la mondialisation  etc.

    En réalité, la mondialisation n'a rien d'inéluctable. Elle est même en grande partie un mythe et comme le dit très justement Pierre Bourdieu, elle « n'est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu'invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers ». Autrement dit, tout se passe à l'échelon national.

    Le mot évolution est un succédané du mot "Progrès", qui a pris un coup de vieux depuis qu'il s'est compromis dans des aventures douteuses (Hiroshima ou Tchernobyl, par exemple). « L'Evolution" est donc au "Progrès" ce que les œufs de lump sont au caviar : moins somptueux, mais moins ostentatoires et moins compromettants. Le mot "Evolution" ne présente que des avantages. Comme le mot "Progrès", il prend une majuscule, mais il peut de plus se prévaloir d'une caution scientifique incontestable : le darwinisme. Contester les vertus du libéralisme ou la nécessité de la mondialisation, c'est mettre en cause les lois sacrées de l'Evolution ; c'est offenser à la fois Darwin et la Science, l'Homme et la modernité. Peut-on imaginer un archaïsme plus désolant ? Qu'on se le dise : le Progrès est mort, vive l'Evolution. Mais à y bien penser, cette Evolution, n'est-ce pas la version modernisée du "Sens de l'Histoire" dont on nous parlait autrefois ? Ah mais ! Gardons-nous d'exhumer des concepts défunts, comme les idéologies qui les ont nourris. Ce n'était pas le "libéralisme", on s'en souvient, qui allait dans le sens de l'Histoire, mais la "société sans classes". On comprend pourquoi il a fallu décréter la "fin de l'histoire". L'Evolution, au moins, c'est naturel, comme les lois de l'économie. Qui osera donc discuter la Nature, Dieu, le Marché ?

    Le mot inéluctable, souvent associé à évolution est utilisé par les néo-libéraux pour signifier que les changements en cours ne peuvent pas être évités et qu'il ne sert à rien que le peuple ignare essaye de s'y opposer.

    Opposer la minorité mal avisée contre l'unanimité bien pensante

    Communauté internationale : Toujours associée à empêcheurs de danser en rond (tels Saddam Hussein, Slobodan Milosevic, Fidel Castro). Contre ceux-ci (qui la défient), la Communauté internationale s'indigne, se mobilise, etc. La Communauté internationale représente les gouvernements du monde et leurs opinions publiques, à condition d'en ôter… l'Afrique, les pays musulmans, l'Inde, l'Indochine et l'Insulinde, la Chine, l'Amérique latine, l'ancienne U.R.S.S. Restent les pays anglophones et germanophones, le Japon, plus, sur des strapontins, quelques pays méditerranéens (avec un strapontin plus grand pour la France). S'agit-il de toute la population de ces pays ? Pas davantage. La communauté internationale, c'est l'opinion publique façonnée par les grands médias. Que reste-t-il comme précipité au fond de la cornue à l'issue de ces distillations (en France, par exemple) ? Deux chaînes de télévision, plus trois stations de radio, plus Le Monde, Le Figaro, Libération, L'Express, Le Point, Le Nouvel Observateur. Autre synonyme : pays étrangers.

    Opinion publique : Mesurée par les instituts de sondage, l'opinion publique pense que les services publics ou la protection sociales doivent être réformés. L'opinion publique c'est la majorité, c'est Dieu. Exit les conflits sociaux ou idéologiques.

    « Tout le monde le sait que » : Argument d'autorité employé par le Chroniqueur économiquement correct pour conférer la force de l'évidence à ses propos. Variantes : « tous les économistes le savent », « tous les politiques le reconnaissent », « tous les syndicalistes l'avouent ». En général, chez le Chroniqueur économiquement correct, les syndicalistes avouent en cachette ou sous le manteau.

    Le pronom personnel « on » : Un des procédés stylistiques préférés du Chroniqueur économiquement correct est de commencer ses phrases par : « qu'on le veuille ou non ». Ce pronom [on] est trompeur, car la phrase vraiment pensée par est : « que vous le veuillez ou non ». S'incluant dans les auditeurs par le « on », il rend ce qui va suivre moins provocant à admettre puisque lui-même s'y soumet (ex. : qu'on le veuille ou non, « les Allemands ont gagné la guerre et il faut se soumettre aux conditions d'armistice »). Traduction en langage de l'an 2000 : «la mondialisation est irrésistible et, qu'on le veuille ou non, il faut se soumettre à ses conditions».

    Corporatiste : Traduction : les salariés ne défendent pas des droits universels mais seulement leurs privilèges.

    Représentativité : La lutte contre la mondialisation libérale est davantage le fait des associations – parfois informelles – que des partis ou des syndicats. Cela inquiète les Importants. Mais qui sont ces organisations ? Quelle est leur légitimité ? Qui représentent-elles ? Comment sont-elles élues ? Par qui sont elles reconnues ? Où est leur siège ? Leur banque ? Où sont leurs actionnaires ? Outre qu'il est plaisant que ces questionneurs ne s'interrogent ni sur la légitimité du Forum de Davos, ni sur celle de la société du Mont-Pèlerin, ni sur celle du Club de Bilderberg, ni sur celle de la Trilatérale, ni sur celles de Cato Institute ou d'Heritage Foundation, ni sur celle de ces officines qui se permettent de noter les Etats, on peut se rappeler que, entre 1940 et 1944, le haut commandement allemand, inquiet, pointait un doigt accusateur : mais qui sont ces résistants ? Quelle est leur légitimité ? Où est leur uniforme ? Où sont leurs officiers ? Où est leur Quartier général ? Où est leur artillerie ? Tels maîtres, telles questions

    ANNEXE  18 Joue avec nous et réalise ces exercices de «désentubage» sémantique !

    Le but est simple : il s'agit d'analysez ces déclarations en repérant les procédés ou caractéristiques propres à la novlangue libérale.

    « Il y a une « voie française » pour la réforme. J'en suis convaincu : c'est une voie qui n'est pas idéologique. L'idéologie conduit à l'impasse et à l'immobilisme. (Cette voie française) repose sur une équation que je résume ainsi : « Réforme = écoute + justice + fermeté » (…) Il faut que la réforme soit équitable et qu'à cette fin, elle repose sur des leviers de justice solides. » (Jean Pierre Raffarin Entretien au Figaro Magazine (6 septembre 2004)
    « Il n'est pas acceptable que le progrès économique ne soit pas partagé par tous. (...) Ces difficultés, ces drames, cette fracture sociale qui menace de s'élargir en une fracture urbaine, ethnique et parfois même religieuse, ne sont pas des fatalités » (Le président de la République le 21 octobre 2003 à Valenciennes).
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    ANNEXE  19 - Cours d'autodéfense intellectuelle : Quelques procédés rhétoriques

    Type d'argument Exemples Objectif
    1. L'argument d'autorité
    Arguments faisant appel à une autorité intellectuelle, scientifique, économique, politique, journalistique …

    Recours fréquent à l'argument scientifique, à l'autorité du chiffre absolu (sans valeur)
    - « Selon le dernier rapport du FMI … »
    - « Mr Camdessus dit que … »
    - « D'après le journal … »
    Impressionner
    2. La généralisation abusive,
    le jugement sans nuance (à l'emporte pièce)
    - Il est évident que …
    - Tous les experts sont d'accord …
    - Chacun sait que …
    Faire entrer l'interlocuteur dans un cadre de réflexion pré-établi afin d'évacuer tout débat ou toute discussion sur ce cadre
    3. L'effet de complexité ou de vitesse
    Il s'agit d'affirmer la complexité du réel, d'insister sur la vitesse des changements
    - Le problème des retraites est un problème techniquement complexe
    - Les frontières sociales se brouillent, les échanges et les mutations technologiques s'accélèrent …
    - Créer un brouillard occultant les grandes lignes de force à l'œuvre dans l'économie et la société
    - Eloigner le profane et créer un sentiment de découragement : « c'est trop compliqué pour vous », « les choses vont trop vite, on ne les maîtrise pas, donc on y peut rien »
    4. L'argument de qualité
    Recours aux jugements qualitatifs ou moraux. On joue sur la confusion des registres entre morale, politique, religion, économie etc. Le discours jouxte les jugements de valeur (le bien, le mal)
    - Attribution aux individus de vertus ou vices
    - On met sur un même plan des mots relevant de registres différents (exemple : l'équité qui contrairement à l'égalité n'est pas une notion économique)
    - Connotation positive ou au contraire péjorative du vocabulaire
    - Il y a les bons et les mauvais pauvres
    - Les riches ont mérité ce qu'ils ont car c'est le fruit de leur travail
    - L'impôt devient une confiscation par exemple et l'acquis social un privilège
    - Susciter la réprobation morale (les pauvres se complaisent dans leur pauvreté, volent la société…)
    - Légitimer les privilèges des classes dominantes
    - Faire intérioriser aux victimes de la mondialisation la responsabilité de leur échec
    - Dénoncer comme privilégiés les salariés les moins touchés et propager chez eux un sentiment de culpabilité
    5. Les présomptions
    Argument reposant sur des préjugés ou a priori
    - Le secteur privé est a priori productif, utile et efficace. le secteur public est improductif, inutile et inefficace.
    - Tout ce qui est économique ou marchand est a priori utile. Tout ce qui n'est pas économique ou marchand ne sert à rien.
    Jeter le discrédit ou au contraire mettre en valeur
    6. Les arguments d'impuissance

    Les alternatives infernales - « Si je ne produit pas ça, d'autres le feront »
    - « Si je ne licencie pas, je ferme mon usine et plus d'emplois encore seront détruits » (Aussaresse torturait pour sauver des emplois)
    Engluer les individus dans un système de contradictions les rendant incapables de penser en dehors du cadre libéral (fatalisme, effet de démoralisation) Maquiller des choix politiques en fatalités, en lois naturelles (par définition insurmontables) pour mieux faire accepter l'inacceptable Disculper les responsables économiques ou politiques, cacher leur part de responsabilité et justifier l'inaction politique, le « laisser faire »
    Les fatalités en tout genre
    Tout ce sur quoi l'individu n'a pas prise et qui est indépendant de sa volonté (les lois naturelles, les déterminismes économiques, sociaux, historiques, etc.)
    - C'est la faute à la mondialisation, à l'Europe (en 1997, la gauche était au pouvoir dans 13 pays sur 15, au sein de l'Union européenne)
    - Ce sont les lois de la concurrence.
    - Il faut bien « satisfaire » les marchés
    - C'est la « nature humaine »
    - Il y a toujours eu des riches et des pauvres
    7. L'argument du pas assez
    Expliquer un constat gênant par le fait que l'on ne s'est pas assez rapproché du modèle, qu'on n'est pas allé assez loin dans la réforme
    - S'il y a des Krachs, c'est parce que les marchés financiers ne sont pas assez efficients
    - Si c'est la crise c'est parce qu'on est pas allé assez loin dans les réformes
    Si la réalité n'est pas convenable, il faut se rapprocher du modèle. Autrement dit : ce n'est pas ma théorie qui est fausse mais la réalité !
    8. Les arguments quasi - logique
    Il s'agit de donner l'apparence de la cohérence, de la démonstration logique à un discours qui ne l'est pas


    Les fausses causalités - L'explication par les effets pervers 
    - « S'il y a du chômage c'est à cause des salariés qui exigent des salaires trop élevés »
    - « S'il y a de la pauvreté c'est à cause des allocations destinées à réduire la pauvreté » etc.
    Tromper l'interlocuteur sur l'explication d'un phénomène Transformer les victimes en responsables
    Les causalités partielles

    - Simplification outrancière, non dit
    - Economisme ou psychologisme primaire éradiquant les apports des sciences humaines ou sociales
    - Discours dénonçant l'immoralité de certains dirigeants ou spéculateurs, l'inconséquence de certains juges (affaire d'Outreau)
    - Elimination de l'histoire coloniale pour les « pays en développement »
    - Discours sécuritaire éliminant toute sociologie
    Simplifier outrageusement permet de maquiller les causes structurelles inhérentes au système en « accidents » mais aussi d'évacuer de l'analyse les aspects les plus gênants : rôle des conflits, rapports de force , origine et partage de la valeur etc.
    L'exemple ou le cas isolé Tout ce qui commence par « Cette entreprise, mon cousin Gérard, bidule» Exemple : « Cette entreprise délocalise : la France se vide » Inférer une généralité à partir d'un exemple alors qu'un exemple ne prouve rien, que la vérité micro-économique n'est pas la vérité macro-économique
    La tautologie « Les affaires sont les affaires » Insuffler un certain fatalisme, faire tourner court le débat
    L'argument purement spéculatif

    (recours à un univers incertain non probabilisable, non quantifiable)
    - Il est probable que …
    - On peut penser que, imaginer que …
    - Ce que vous faites n'aura pas d'effet …
    - Sans ce mal nécessaire, cela aurait été pire
    - Vous allez perdre la moitié de votre retraite mais ouf ! vous auriez pu la perdre toute
    Argument non vérifiable qui suggère que l'on connaît le futur afin de légitimer ses choix
    Les comparaisons « a pari » ou « a contrario »

    Les plus fréquentes concernent :
    - Les différents modèles d'économie et de société (modèle américain, modèle français, modèle danois …)
    - Les différentes catégories de la population
    - Ce qui vaut aux USA vaut en France
    - Ce qui vaut en Amérique Latine ne vaut pas en France
    - Arguments relatif à la faiblesse du chômage américain (alors que les chômeurs américains ne se déclarent pas, que les américains travaillent plus longtemps, que les inégalités sont épouvantables du fait d'une couverture sociale défaillante etc.)
    - Les jeunes générations et les anciennes, les salariés de la fonction publique et les autres etc.
    Les comparaisons donnent l'apparence de la démonstration. Elles ne visent pas à informer mais à culpabiliser, à diviser etc. Elles renvoient volontiers à la morale (le bien, le mal)
    9. L'inversion des moyens et des fins

    Ce qui constitue (tout au moins en théorie) un moyen économique au service du bien être humain, est présenté comme la finalité de l'action politique
    - Il faut réduire l'impôt pour stimuler la croissance.
    - Il faut baisser les salaires pour créer de l'emploi
    - Il faut fabriquer des bombes pour créer des emplois etc.
    Masquer les motivations véritables d'une politique L'argument flirte souvent avec la morale : qui oserait s'opposer à la création d'emplois ? à la croissance du pouvoir d'achat ?
    Ce qui est présenté comme un moyen constitue en réalité la finalité de l'action politique - Pour augmenter le pouvoir d'achat des salariés, il faut leur permettre de travailler plus (est-ce que le but c'est accroître le pouvoir d'achat ou les faire travailler plus ?) - Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et l'emploi d'après demain (est-ce que le but c'est l'emploi ou les profits ?)