La sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement
Notes de lecture
Un système sorcier
Dans leur livre « La sorcellerie capitaliste » Philippe Pignarre et Isabelle Stengers dressent d'abord une sorte d'état des lieux nous permettant mieux de comprendre pourquoi les formes classiques de militantisme ont tant de mal à réussir aujourd'hui.
Le système auquel nous avons affaire donne une impression de construction solide. Le capitalisme est ce dont nous subissons les effets lorsque nous méprisons la politique ou plutôt ce dont le mode de fonctionnement même tue la politique. Le capitalisme est antipragmatisme car il ne se sent obligé par aucune vérification (les vertus affirmées du marché et de la concurrence ne se prêtent à aucune expérimentation mais relèvent d'une croyance jamais démontrée). A nous donc d'oser le pragmatisme mais en n'oubliant pas que la pratique militante présente une grande différence avec la pratique expérimentale : les électrons ne se soucient pas des physiciens ni du mode de prise qui a permis à ces derniers de les définir. Le capitalisme, en revanche, fabrique des situations qui visent à nous empêcher d'avoir prise sur lui. Ainsi fabrique-t-il des « alternatives infernales » Nos auteurs nomment ainsi l'ensemble de ces situations qui ne semblent pas laisser d'autre choix que la résignation. Par exemple, si vous augmentez les salaires vous accélèrerez les délocalisations, ou encore si vous ne voulez pas réformer l'assurance maladie, le déficit deviendra un gouffre etc. Ainsi est tuée la politique au nom du réalisme économique. La production des alternatives infernales ne répond pas à un plan concerté. Il s'agit au contraire de faire en sorte que le système devienne automatique et que les individus travaillent eux-mêmes à leur propre soumission. Ainsi des milliers de « petites mains » vont créer et entretenir les alternatives infernales. Faut-il en conclure que nous sommes tous complices du système ? Non pas ! Si nous disons tous « il faut bien » la petite main affirme en plus la légitimité de ce « il faut bien ». Elle lui dit oui. Les petites mains font exister règlements, mots, procédés qui excluront la pensée car la pensée leur est intolérable. Elles s'interdisent de penser.
Or qu'est-ce qu'un système qui réussit à faire coïncider asservissement et assujettissement, production de ceux qui, librement, font ce qu'ils ont à faire ? Ce système a un nom et s'appelle sorcellerie. Ainsi le capitalisme est un système sorcier sans sorcier, opérant dans un monde qui, ne croyant plus à la sorcellerie, ne possède plus non plus les moyens de s'en protéger. Nos auteurs montrent que nous sommes là proches de la notion marxiste d'idéologie mais à quelques nuances près : L'idéologie repose sur la notion d'illusion. Il s'agit alors seulement de démystifier, de critiquer les apparences au nom d'une vérité. Mais un système sorcier ne fait pas qu'illusionner, tromper : il capture. Ce n'est pas que l'on voie mal, c'est notre puissance même de voir qui est affecté. Nous sommes capturés et la capture fait prise sur ce qui fait vivre et penser celui qui est capturé. Il va donc s'agir de devenir capable de penser et de sentir autrement.Penser autrement
D'abord faire attention à notre vocabulaire. Penser en terme de « mobilisation » par exemple, c'est penser en termes militaires, ce qui est le contraire même de l'apprentissage. Les armées ont pour impératif de ne se laisser arrêter par rien pas même par la question du « comprendre » Marx désenchante certes le monde et son enseignement est précieux mais à condition de ne pas sombrer dans une mystique, mystique du prolétariat qui finira bien par comprendre, mystique aussi du progrès. Le capitalisme a en effet toujours eu besoin de s'inscrire dans la perspective d'un progrès qui finalement bénéficierait à tous. Or la référence au progrès ne marche plus et une distance nous sépare de la vision optimiste de Marx : nous vivons des ravages écologiques mais aussi les ravages de l'écologie sociale et mentale dans la destruction par exemple des solidarités. L'avenir est-il si prometteur si le présent est aussi sinistre ?
Il faut « apprendre l'effroi » c'est-à-dire ne pas seulement reconnaître les méfaits de la colonisation mais aussi que nous ne sommes pas la tête pensante de l'humanité, que nous n'avons pas à imposer à l'humanité toute entière notre façon occidentale de penser les problèmes. Nous avons aussi à apprendre de l'autre.
Comment faire prise localement, pragmatiquement ? Ce livre ne prétend pas nous donner des solutions toutes faites, valables partout. Il décrit plutôt ce que les auteurs appellent des « trajets d'apprentissage » c'est-à-dire des expériences collectives de réussite dans cette nécessité de « faire prise » Tel est par exemple le succès en 2001 des associations qui ont réussi à mettre en échec les industries pharmaceutiques en Afrique du Sud qui avaient porté plainte pour non-respect des droits de la propriété intellectuelle des médicaments sur le sida. L'alternative infernale (si les industries pharmaceutiques gagnent moins d'argent elles ne pourront plus être performantes pour inventer de nouveaux médicaments) s'est heurtée aux associations de patients victimes du sida, rejoints bientôt par d'autres groupes qui ont obligé rapidement les industriels à retirer leur plainte
D'autres exemples peuvent être donnés. L'idée par exemple que le public est contre les OGM a réussi à s'imposer. Elle fait d'ailleurs contraste avec la question des retraites où domine encore le sentiment de fatalité. Il ne faut pourtant pas se tromper : il n'y a pas de fatalité mais juste un terrain où le capitalisme a réussi à imposer une alternative infernale.
Il faut renoncer à raisonner en termes de défense des droits acquis (il sera alors trop facile de répondre « désolé, on n'a plus les moyens »). Aucun droit, en système capitaliste, n'est acquis mais a été inventé, obtenu aux termes de lutte qu'il ne s'agit pas d'oublier. Il importe de se réapproprier l'histoire et l'amnésie historique est le pire des pièges pour les gens de gauche
La quatrième partie du livre s'intitule « avoir besoin que les gens pensent » et part de cette phrase de Gilles Deleuze : « La gauche a besoin que les gens pensent » et son rôle est « de découvrir un type de problème que la droite veut à tout prix cacher ». Avoir besoin que les gens pensent est un cri inséparable de cet autre cri « un autre monde est possible »
Penser c'est faire des distinctions, c'est aussi savoir être « minoritaire » au sens où Deleuze et Guattari emploient ce mot : toute pensée se définissant comme valable « en droit », tout outil se prétendant neutre sont majoritaires et cela ne relève pas du nombre. Un mathématicien ne rêve pas d'un monde fait uniquement de mathématiciens. En d'autres termes il ne s'agit pas de croire qu'il faut de grandes idées et imaginer une nouvelle société, un autre monde bien construit car c'est commencer par la fin : la théorie avant la technique. Inventons donc des techniques. Ayons aussi la sagesse du milieu : faisons avec lui, avec les humains et l'environnement.
Le texte se termine par des exemples d'expérimentations mais s'interdit surtout de conclure. Nos auteurs ne prétendent pas donner de remèdes miracles mais d'être des « jeteurs de sonde » pour qui la question reste « peut-on ici passer et comment ? » ce qui implique de toujours faire attention aux circonstances.
La « sorcellerie capitaliste » est un livre foisonnant, complexe, difficile à résumer. Mieux vaut bien sûr le lire.
Rosa L.
Phillipe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement, 2005, Edition La Découverte.